L’évasion fiscale et écologique
Cette analyse s’inscrit dans notre dossier “Écologie : ce qui pose problème dans les traités européens”.
L’UE est un projet oligarchique qui affiche des valeurs démocratiques. Cela pose une difficulté importante pour son analyse dans la mesure où il s’agit systématiquement de faire la part des choses dans cette harmonie des contraires que constituent les traités et déclarations d’intention et la réalité observable, mesurée et rapportée.
Dans cet esprit, nous vu précédemment que, dans les années 1980, la construction européenne a fait l’objet d’une étroite collaboration entre la Commission européenne et le patronat européen — que l’Acte Unique européen est a été rédigé pour et par l’European Round Table (ERT) c’est-à-dire la représentation des grandes entreprises européennes. Pour autant, cela n’empêche pas l’UE de d’afficher des objectifs progressistes (“promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples”, “combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant” etc.).
L’article 63 du TFUE qui concerne les capitaux et les paiements fait partie des backdoors de l’oligarchie qui détournent encore le projet européen d’une trajectoire progressiste.
L’article 63 du TFUE interdit “toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers”. L’UE est ainsi totalement ouverte sur le reste du monde : les capitaux circulent librement entre les États membres et les pays tiers. Les capitaux chinois peuvent entre et sortir de France à leur bon vouloir (la réciproque n’est pas vrai : les capitaux français ne peuvent pas entrer et sortir de Chine comme bon leur semble). Une première conséquence de l’article 63 est que l’UE retire aux États la possibilité de lutter contre les délocalisations mais aussi l’évasion fiscale.
L’impact des délocalisations sur l’emploi est réel et en particulier dans l’industrie. Il y a de fortes incertitudes dans les estimations qui sont comprises entre quelques milliers à quelques dizaines de milliers d’emplois par an en fonction de la conjoncture économique. Il y a parfois une confusion entre délocalisation et la désindustrialisation. Comme l’indique l’étude de 2005 de Patrick Aubert et Patrick Sillard “Les délocalisations constituent un élément important du débat sur la désindustrialisation de la France […] Pourtant, la désindustrialisation est un phénomène bien plus large que celui des seules délocalisations : il s’explique également par d’autres facteurs, internes et externes.”. A ce sujet, une étude de 2017 de la Banque de France calcule la contribution de quatre paramètres listés par ordre d’importance :
- changement dans la structure de la production,
- changement de la structure de consommation des ménages,
- structure de l’investissement hors construction,
- évolution du solde extérieur.
Les paramètres prépondérants de la désindustrialisation identifiés sont le progrès technique et préférences des consommateurs. L’impact de la balance commerciale qui comprend les mouvements de capitaux apparait comme de moindre importance même s’il n’est évidemment pas négligeable. Contrairement à ce que concluent trop rapidement certains critiques de l’UE, la cause profonde des destructions d’emplois dans l’industrie en France n’est pas à chercher dans la liberté de circulation des capitaux.
L’impact majeur de la liberté de circulation des capitaux instituée par l’UE découle des conséquences de l’évasion fiscale. Le déficit de recette fiscale prive les États de ressources financières qui doivent être compensées de deux manières par les contribuables et citoyens (deux composantes déjà incluses dans la logique austéritaire européiste) :
- Réduction des dépenses publiques
- Augmentation d’impôts à l’endroit des catégories les moins favorisées de la population qui n’échappent pas à l’impôt
Pour la France, l’estimation partagée par Oxfam pour l’impact de l’évasion fiscale des contribuables et entreprises est d’au moins 80 milliards d’euros. Un tel montant correspond grosso modo au déficit d’investissement public pour assurer le minimum de 100 milliards d’euros par an nécessaire à la transition écologique (à réaliser pendant 10 ans mais au fur et à mesure que la transition prend du retard, le montant à mobiliser annuellement augmente). Par le déficit de recette publique qu’elle engendre, l’évasion fiscale est un problème majeur pour la transition écologique. De plus et fort malheureusement, certains États membres de l’UE (Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas) en sont devenus de fins spécialistes et profitent de cette situation au détriment des “grands” pays dont la France.
Une autre conséquence de l’article 63 est l’évasion écologique. Le capital est associé à des activités économiques. Dans le cadre d’une économie capitaliste mondialisée et financiarisée, les flux de marchandises et de capitaux se pensent à l’échelle planétaire. La fluidité est un enjeux majeurs que les traités et accords commerciaux internationaux organisent politiquement au service des multinationales (point de complotisme ici, vous avez vu le rôle de l’ERT dans les années 1980). L’article 63 permet aux capitalistes européens de prendre leur part belle à l’ordre mondial. Or, les activités économiques les plus polluantes tendent à se localiser dans les pays tiers en dehors de l’UE. De plus, les pays tiers présentent généralement des mix énergétiques beaucoup plus carbonés que le mix français. De la sorte, les capitaux sortants à la recherche des taux de profits plus élevés correspondent statistiquement à une évasion écologique.
Conclusion
La liberté de circulation des capitaux est un problème a priori limité vis-à-vis de l’emploi en France mais un problème majeur pour le financement de la transition écologique. Dans le cadre d’une économie capitaliste mondialisée et financiarisée, les flux de marchandises et de capitaux se pensent à l’échelle planétaire. Les capitaux, libres de sortir de France à la recherche des taux de profits plus élevés, correspondent statistiquement à une évasion écologique qui aggrave la crise environnementale.
Face à la crise climatique, relocaliser les productions dans les pays les plus vertueux écologiquement est en mesure d’apporter des résultats. Avec une intensité carbone de quelques 60 gCO2eq/kWh contre plus de 400 gCO2eq/kWh en Allemagne, la France est très bien positionnée (sans parler du tarif régulé très compétitif qui pourrait être prévu avec des infrastructures financées à taux zéro par le public et nous revenons aux problèmes de la politique monétaire de l’UE : articles 119, 123 et 124, 130 du TFUE). L’électricité française bas-carbone est une opportunité pour la décarbonation de l’industrie. L’article 63 doit être également analysé dans la perspective d’une stratégie de relocalisation et de réindustrialisation de la France. L’article 63 pourrait servir la cause des capitaliste fuyant la baisse des profits induite par une forme d’internalisation des coûts écologiques. Dans cette perspective, la liberté de circulation des capitaux doit être interrogée par rapport à sa contribution pour faire avancer la transition. Si la perspective d’un cadastre financier international est un optimum mis en évidence par Thomas PIKETTY (un début de résumé du Capital au XXIe siècle pour ceux qui sont intéressés), l’urgence climatique ne peut encore une fois pas se permettre d’attendre les compromis improbables.