Une brève perspective historique de la construction européenne
Il faut toujours avoir à l’esprit l’histoire des traités européens car elle témoigne d’un mépris fondamental des dirigeants européistes pour la démocratie.
Nous pourrions partir des origines de la construction européenne avec le traité de Rome et l’Euratom de 1957 qui sont largement le fruit d’une stratégie américaine de domination de l’Ancien Monde. Typiquement, l’Euratom qui mobilise les compétences techniques et scientifiques françaises dans le domaine de l’énergie nucléaire civile est également un moyen pour les États-Unis de ralentir l’émergence de l’autonomie stratégique dans le domaine du nucléaire militaire.
Néanmoins, Frexit Écologique ne propose pas ici de reparcourir l’histoire depuis les années 1950 mais de rappeler en quoi l’UE constitue dans son origine récente, c’est-à-dire les années 1980, une trahison des élites.
Tout d’abord, il s’agit de revenir aux années 1980 en identifiant les puissants réseaux d’influence qui structurent la trajectoire de la construction européenne. Il ne faut pas oublier la révolution conservatrice et l’idéologie élaborée dans le monde anglo-saxon qui atteint finalement la France pour s’incarner dans les institutions européennes. Par la suite, il s’agit de rappeler les conditions d‘entrée en vigueur de Maastricht puis du Traité de Lisbonne qui institue le Traité sur l’Union européenne (TUE) et le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et qui s’avère être une véritable trahison des élites. Sur la période récente, l’affirmation de la puissance allemande se traduit par un changement de l’idéologie dominante de l’UE. L’européisme allemande dépasse le néolibéralisme des multinationales et de la Commission, il dépasse le champs économique et social pour atteindre l’énergie et l’écologie. L’adhésion des responsables politiques français à cette dernière idéologie ou les oppositions factices constituent la dernière des trahisons de nos “élites”.
Les années 1980, la construction européenne pour les multinationales
“The Brussels business — Mais qui contrôle vraiment l’Europe ?”, documentaire paru en 2015, retrace l’histoire récente de la construction européenne en insistant sur le rôle des réseaux des groupes d’influence.
Étienne Davignon, diplomate et vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985, pose la question “Si je veux parler au monde de l’industrie européenne à qui dois-je m’adresser ?”. Son diagnostic est la “pauvreté des contacts entre la Commission et les acteurs économiques”. Que la Commission soit au contact des fédérations n’est pas suffisant, il faut dialoguer directement avec les patrons pour prendre en compte les réels besoins. C’est sur cette base qu’est créé un groupe des grands patrons d’entreprises qui donne plus tard naissance à l’European Round Table (ERT) ou Table Ronde des industriels européens dont l’objectif est de “faire entendre la voix des grands patrons” mais dont le rôle va en réalité bien plus loin car “L’ERT […] est le principal commanditaire et auteur du traité constitutif de l’Union européenne”.
Évidemment, dans le discours commun, l’UE est une construction politique qui a pour but “de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples” (article 3 du TUE). Les intérêts économiques et financiers ne sauraient occuper le haut du panier face aux valeurs morales.
Les rencontres entre la Commission et l’ERT se multiplient si bien que dès les années 1980, la Commission européenne fait en sorte que le cadre institutionnel européen moderne soit conçu par les grandes entreprises pour les grandes entreprises.
“Missing links : Upgrading Europe’s Transborder Ground Transport Infrastructure” est publié en 1984 par l’ERT. Dans la foulée, un groupe de travail est créé par la Commission au sujet des grandes infrastructures. En 1985, Wisse Decker (patron de Phillips et cofondateur de l’ERT) publie “Europe 1990 — an agenda for action”. Dix jours plus tard, Jacques Delors fait un discours sur le “marché unique” européen dont le contenu est étrangement proche de l’ouvrage de Wisse Decker. En juin 1985, Lord Cockfield publie le “livre blanc sur le marché unique” qui est un copier-coller de “Europe 1990” et donc de la pensée des grands patrons incarnée dans l’ERT.
Tous les six mois se tient le conseil européen et, systématiquement, l’ERT se rassemble quelques jours avant pour fixer les messages à l’attention des gouvernements pour que s’impose à l’Europe l’entièreté de l’arsenal néolibéral.
En décembre 1985 peu avant la signature de l’acte unique européen qui enclenche la procédure de marché unique, Wisse Decker PDG de Phillips écrit aux dirigeants européens un message de mise en garde : “[…] nous voulons des actes de votre part. Vous avez le choix : si vous ne voulez pas d’un marché unique nous serons peut-être obligés d’aller poursuivre nos activités ailleurs”. Il s’agit-là d’un chantage pur et simple de la part de l’ERT qui représente tout de même 60% de la capacité industrielle européenne. Cela n’entraîne aucune réaction de la part des responsables politiques qui ont pourtant comme mission de défendre les intérêts de leurs populations. C’est en repensant à cette situation incroyable que nous avons mis en illustration de cet article la photographie des chefs de gouvernements lors du Premier Conseil européen après l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen à Copenhague en décembre 1987. Ce type de chantage des multinationales, surprenant à l’époque, est d’une triste banalité en 2021.
La révolution conservatrice et son incarnation européenne
En trame de fond de ces manœuvres européennes, il ne faut pas oublier la la “révolution conservatrice” qui commence avec l’élection de Margaret Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Ronald Reagan en 1981 aux États-Unis. Les mots d’ordre sont : marché du travail flexible, dérégulation, dégraissage des services publics, mesures d’austérité etc.
La “grande modération” de Paul Volcker met un terme à l’inflation chronique des années 1970 et l’idéologie monétariste s’impose contre les théories keynésiennes. Si l’inflation résulte de l’excès de création monétaire dont le principal responsable est l’État qui finance ses déficits grâce à la création monétaire de la Banque Centrale, il est une priorité de rendre les Banques Centrales indépendantes et d’obliger les États à se financer sur le marché obligataire (sans favoritisme de la part de banques). Ainsi, les excès de d’endettement publics et de déficits seront sanctionnés par des taux d’intérêts élevés qui inciteront à la bonne gestion publique. Du point de vue de l’Allemagne, partant du principe que les traités, bien que signés, sont fait pour être violés, il est fondamentale d’organiser la dépendance de la puissance publique vis-à-vis de la finance pour que soit effectivement respectée l’orthodoxie budgétaire. Par ailleurs, du fait d’un ralentissement de la production énergétique mondiale, le régime de faible croissance qui s’impose dans les années 1970 s’accompagne également de déficits budgétaires permanents. La libéralisation des marchés de capitaux permet d’attirer les capitaux des pays à forte épargne de manière à compenser l’insuffisance de l’épargne nationale. Progressivement, dans le cas des États-Unis et de la Chine cela mène à “l’équilibre de la terreur financière” qui est la préoccupation constante des élites politiques et économiques américaines à la veille de la crise des subprimes …
Si la révolution conservatrice et néolibérale commence dans le monde anglo-saxon, la France compense son retard par le volontarisme européiste des socialistes.
Avec la désinflation compétitive de 1983, l’Acte unique européen de 1985–1986 qui prévoit dans le cadre du marché unique la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux d’ici 1993, la France “socialiste” de François Mitterrand est à l’avant garde de la politique néolibérale européenne (= la gauche mène une politique de droite à partir de 1983). Le “socialisme” est d’ailleurs représenté au sommet des opérations avec Jacques Delors président de la Commission européenne de 1985 à 1995 et son directeur de cabinet Pascal Lamy qui organisent la déréglementation complète du marché des capitaux en 1988. Dans La Malfaçon, Frédéric Lordon avance l’explication suivante de cette trahison de la gauche française : “les cerveaux socialistes français, vidés de toute idée au spectacle de la déconfiture du Programme commun qui leur avait servir de viatique intellectuel en arrivant au pouvoir. L’Europe occupe alors progressivement l’espace vacant”. Ainsi, le programme néolibéral préparé par les élites économiques de l’ERT, converti en projet européen, infuse dans les esprits vidés de la gauche française.
Dans les années 1980, la construction européenne conçue par les grandes entreprises, sans souci de débat public éclairé, s’impose au mépris de la démocratie avec la complicité de la gauche française et la validation, évidemment, de l’Allemagne. L’Acte unique doit dynamiser le projet européen et le cap est fixé : 1993, le marché unique doit être une réalité.
De Maastricht à Lisbonne
Le 20 septembre 1992 se tient en France le référendum sur le traité de Maastricht. Le traité est accepté de justesse puisque le “oui” ne l’emporte qu’à 51,04% des votants à l’issue d’un débat particulièrement vif. Pour qui souhaite (re)prendre connaissance des arguments de l’opposition de l’époque, le discours de Philippe Séguin du 5 mai 1992 est particulièrement intéressant (en plus d’être prémonitoire).
Dans plusieurs de ses ouvrages (Après la démocratie, La lutte des classes en France au XXIe siècle etc.), Emmanuel Todd analyse de manière détaillée la répartition socio-économique du vote Maastrichtien.
- Les cadres, professions intellectuelles supérieure regroupés sous l’appellation de “petite bourgeoisie CPIS” votent “oui” à 70%.
- A contrario, les artisans, commerçants, employés et ouvriers votent “non” à 56%-58%.
- Entre les deux, les retraités votent “oui” à 55% et les professions intermédiaires à 57%.
Dès 1992, la construction européenne est un “affrontement de classes particulièrement net, une opposition entre le haut et le bas de la société. Les catégories supérieures ont imposé leur choix aux catégories populaires grâce à l’inertie et au suivisme de la petite bourgeoisie”. Promu par les “élites” contre le peuple, le projet européiste porté à Maastricht se présente comme antidémocratique.
Le traité de Maastricht qui institue l’Union européenne avec 12 États membres signataires est une étape fondamentale de la construction européenne. Les jalons sont posés pour une intégration économique croissante :
- libre circulation des capitaux entre les États membres
- alignement des politiques économiques des États membres grâce aux tristement célèbres critères de convergences portant sur le déficit public, l’endettement public, le taux d’inflation
- mise en place de l’euro (pour une perspective historique de l’euro, voir notre publication au lien suivant)
La libre circulation des capitaux ouvre la voie aux délocalisations et un pouvoir accru du capital sur le travail puisque le capital passe d’un pays à l’autre bien plus facilement que les travailleurs limités par la langue et les contextes familiaux etc. La libre circulation des capitaux c’est également une facilité pour l’évasion fiscale qui sape la base fiscale des grands États au profit des plus petits et pénalise les équilibres budgétaires sans parler de la mise à contribution accrue des classes moyennes et populaires par rapport aux ultra-riches (étrangement, peu de personnalités politique évoquent la responsabilité des traités européens dans l’affaire des Pandora Papers qui vient de sortir). Par ailleurs, l’État qui doit réduire ses dépenses doit s’effacer face au marché dont l’emprise doit s’étendre à l’ensemble des secteurs. L’État se contente de redoubler de légiférations pour organiser une concurrence de plus en plus parfaite. Dans un pays comme la France où la pratique est de financer les grands projets par la dépenses publique, brider les déficits et l’endettement est presque contre nature. Par ailleurs, limiter l’inflation est un changement radicale par rapport à la pratique des dévaluations compétitives qui permettaient justement d’ajuster la valeur de la monnaie en cohérence avec la compétitivité de l’économie nationale.
La décennie suivant Maastricht voit effectivement l’entrée en vigueur d’une politique budgétaire contraignante, la remise en cause des acquis sociaux, les ouvertures progressives à la concurrence dans le secteurs ferroviaire et des énergies de réseau (électricité, gaz, ferroviaire) et le chômage dépasse progressivement la barre des 10%. 1995 est un année de mouvements sociaux qui ne trouvent de comparables qu’à partir de 2019 à l’occasion de la mobilisation contre la réforme des retraites de Macron.
Avec Maastricht, en accord avec le dogme européiste, les États renoncent progressivement à leur capacité d’action dans le champs économique. Avec Maastricht, les représentants du peuple et les gouvernements anéantissent sciemment leur capacité d’action pourtant essentielle pour répondre aux besoins et préoccupation des citoyens. Ainsi, les gouvernements qui n’ont plus les moyens d’agir ne sauraient être tenus responsables de l’inaction en matière d’emploi, d’amélioration des conditions de vie, de transformation de l’économie dans le sens de l’intérêt commun.
Très naturellement, des suites de Maastricht, les mécontentements montent dans la société française. En 2005, le peuple français est sollicité pour un référendum sur la question « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? ». Le texte faisant office de constitution, le Traité Constitutionnel Européen (TCE) provoque de vifs débats au sein du pays et se voit massivement rejeté par la population. La victoire du “non” à hauteur de 54,68 % des suffrages exprimés en témoigne. 2005 est donc un désaveu du projet européen. L’élection de 2007 qui mène Sarkozy à l’Élysée se déroule dans un contexte de tension sociale volontairement exacerbée par le candidat. En 2008, via la procédure du congrès, un “traité simplifié” est ratifié par les représentants de la nation : c’est le Traité de Lisbonne qui correspond aux deux textes fondamentaux de l’UE actuelle que sont le TUE et le TFUE. Le contenu de ce traité est un copier-coller du TCE qui avait été rejeté par la population même pas trois ans auparavant. Voici ce qu’en disait Valéry Giscard d’Estaing, européiste devant l’éternel : “Dans le traité de Lisbonne, rédigé exclusivement à partir du projet de traité constitutionnel, les outils sont exactement les mêmes. Seul l’ordre a été changé dans la boîte à outils. La boîte, elle-même, a été redécorée, en utilisant un modèle ancien, qui comporte trois casiers dans lesquels il faut fouiller pour trouver ce que l’on cherche”. En 2008, les “représentants” ont donc trahi la nation au nom de l’européisme. A la lecture du TFUE, la trahison est d’ailleurs bien rappelée car la correspondance aux articles du TCE y figure systématiquement (“ex-article XXX TCE”).
L’UE est une trahison des “élites”
La construction européenne qui s’amorce dans les années 1980 n’est pas une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens. Il s’agit d’un projet politique au service de puissants intérêts économiques et financiers comme en témoigne le rôle décisif joué par l’European Round Table. La rédaction des traités européens en faveur d’une trajectoire néolibérale présente de nombreux traits communs avec la révolution conservatrice anglo-saxonne. La politique de droite régressive imposée par l’UE n’aurait jamais pu s’imposer en Europe sans une revirement historique difficilement explicable de la part des socialistes français qui ont abandonné l’analyse critique historique pour l’européisme le plus dogmatique.
La gauche ne veut sans doute pas le croire mais dès le début, le programme de la construction européenne est à base de flexibilisation du marché du travail, dérégulation, liberté totale de circulation des capitaux entre l’intérieur et l’extérieur de l’union, dégraissage des services publics, austérité, indépendance de la Banque centrale, dépendance de la puissance publique vis-à-vis de la finance etc.
L’Acte unique de 1986 est une étape importante qui mène au jalon de Maastricht en 1992. Le traité est adopté de justesse (51,04%) ce qui montre déjà bien la méfiance ou la défiance de la population à l’égard de la construction européenne. Avec Maastricht, la construction européenne prend la tournure d’une lutte des classes avec les élites qui soutiennent “l’Europe” contre les catégories populaires qui s’y opposent. En 2005, le rejet du traité constitutionnel en France par environ 55% des votants est une victoire populaire qui remet en cause plus de vingt ans de manœuvres et d’influences des multinationales avec la complicité de la Commission et des gouvernements (rappelez-vous, ils n’ont pas bronché face aux menaces de délocalisations !). En 2008, la trahison des gouvernements et représentants français s’expose en plein jour en imposant un traité contre l’expression de la démocratie dans sa forme la plus pure de 2005, le référendum. Les années qui suivent avec la crise de la zone euro servent encore de révélateur de la duplicité des gouvernements. Encore une fois, l’austérité imposée à l’ensemble de l’Union sous influence allemande via le TSCG n‘aboutit pas sans l’étroit soutien de la France de Nicolas Sarkozy. Mais encore une fois, en 2012, il ne faut pas compter sur les socialistes français pour renégocier les termes du contrat avec l’Allemagne en faveur d’un plan de croissance. Ce qui apparait clairement pendant la crise c’est que l’UE est certes une construction des multinationales avec la complicité des institutions supranationales, mais que l’UE est également sous domination allemande. A tel point que dans son ouvrage de campagne intitulé “Révolution” publié en 2016, Emmanuel Macron annonce directement sa volonté de respecter rigoureusement les critères européens afin de s’attirer les faveurs de l’Allemagne. Une illustration de la domination allemande n’est-elle pas à chercher dans la stabilité d’Angela Merkel face aux présidents jetables de la France ?
Dans les années 2010, les représentants politiques français ont à nouveau illustré le vide de leur pensée qui n’attendait que d’être remplie par une nouvelle idéologie : l’européisme allemand. Une idéologie qui dépasse le champs économique et social pour atteindre l’énergie et l’écologie.
Dans l’histoire la plus récente, ce sont des politiques européennes sous domination allemande qui s’appliquent à la France.
Les représentants politiques qui n‘opposent aucune résistance ou alternative crédible face aux impacts délétères des transformations à l’œuvre ne font que perpétuer la conclusion fondamentale de cette brève perspective historique qui est que l’UE est une trahison des “élites”.