Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, un ouvrage fondamental

Frexit Ecologique
91 min readJul 28, 2021

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Le Capital au 21ème siècle est un ouvrage à succès planétaire de Thomas Piketty. Paru en 2013, l’ouvrage de 950 pages a été vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires. Thomas Piketty est un brillant économiste français qui s’est spécialisé dans l’analyse des inégalités dans une perspective historique. Le Capital au 21ème siècle est suivi de deux volumes encore plus volumineux que sont Capital et idéologie (2019) et Clivages politiques et inégalités sociales (2021) qui font tous les deux plus de 1000 pages.

L’écriture de Piketty est très généreuse tant il prend la peine d’expliquer consciencieusement les différents concepts économiques et à les rappeler autant que de besoin à différentes étapes de la démonstration. D’ailleurs, l’ensemble des tableaux et graphiques du livre sont accessibles gratuitement et nous en avons largement profité. Il ne faut pas non plus oublier l’annexe technique qui complète l’ouvrage et apporte des détails supplémentaires pour les plus motivés (109 pages supplémentaires et des passerelles vers des publications internationales). Riches en informations les ouvrages de Piketty présentent des conclusions fortes avec un soucis de résonance avec l’actualité française mais aussi européenne et mondiale.

Il n’en demeure pas moins que 950 ou 1000 pages sont difficilement parcourues dans l’univers chronométré que nous connaissons actuellement. Ces formats, riches mais touffus, laissent hors de portée des raisonnements et des conclusions qui mériteraient pourtant d’être largement repris dans le débat politique des années à venir, dans un contexte d’aggravation des inégalités.

Ainsi, Frexit Écologique considère comme essentiel de proposer un résumé de ces analyses.

Structure de l’ouvrage

Le Capital au 21ème siècle se compose d’une introduction, de quatre parties, d’une conclusion et au total de 16 chapitres. Avant de rentrer plus dans le détail présentons les grandes thématiques des quatre parties de l’ouvrage. Les trois premières parties constituent le cœur de l’analyse de l’ouvrage et abordent la problématique du revenu, du capital, du rapport entre capital et revenu, des inégalités de revenu et de capital. Le tout dans une perspective historique, qualitative, quantitative, nationale, internationale avec comme objectif d’identifier les paramètres explicatifs et d’envisager les évolutions futures probables, souhaitables ou non, pour le revenu et le capital au XXIe siècle. Ce dernier point est l’objet de la quatrième partie qui analyse la montée en puissance de l’État social et fiscal au XXe siècle, les facteurs d’instabilités de l’État-nation et de la démocratie dans un contexte de mondialisation financière. La quatrième partie, plus programmatique et politique pourra être lu indépendamment même si les propositions qui en découlent résonnent de cohérence après la lecture des trois premières parties. Néanmoins, indiquons-le d’ores et déjà, la programmatique proposée qui repose sur un consensus européen est considérée comme peu réaliste et crédible par le Frexit Écologique. D’ailleurs, Thomas Piketty lui-même parle très souvent d’utopies utiles : des situations idéales qui permettent de réfléchir plus lucidement aux alternatives politiques proposées.

« REVENU ET CAPITAL »

La première partie (pages 69 à 179) précise un certain nombre de concepts qui seront utilisés tout au long de l’ouvrage — en premier lieu, le “capital” et “revenu” qui donnent le nom de la première partie de l’ouvrage. Le capital remplit deux fonctions économiques essentielles dans nos sociétés. Sous forme de logement (que ce soit sous forme de location ou de propriété) et comme composante du processus de production des biens et services (des terres agricoles, outils, bâtiments, bureaux, machines, équipements, brevets etc.). A un capital est associé un taux de rendement qui est déterminé d’une part par la technologie (utilité du capital) et l’abondance du stock de capital (théorie des rendements décroissants). La relation entre le capital β en pourcentage du revenu national, le rendement moyen du capital r et la part des revenus du capital dans le revenu national α est introduite comme la “première loi fondamentale du capitalisme”. L’égalité α = r x β est analysée en détail dans la deuxième partie du livre. La première partie propose une vision mondiale des inégalités. Avant de parler du rapport capital sur revenu (noté β) et des inégalités de capital et de revenu, il faut prendre conscience des écarts de richesses entre différentes populations. D’où une analyse des ratios de PIB par habitant entre blocs géographiques dans une perspective historique. Un rééquilibrage est à l’œuvre entre pays riches et pays en développement.

Mais la production de richesse par habitant d’un pays est-elle une variable pertinente quand une industrie est la propriété d’acteurs étrangers ? Quelles sont les forces de convergence et de divergence qui expliquent les trajectoires de richesses à travers le monde ? C’est à ces questions que le premier chapitre « Revenu et production » s’adresse. Jusqu’à présent, l’économie mondiale a connu une forte croissance sous l’effet de la croissance démographique et des gains de productivités. Si la croissance est porteuse d’égalisation des conditions, est-elle pour autant suffisante ? L’avenir sera-t-il à la croissance porteuse de vertus démocratiques et méritocratiques ? Dans le chapitre « La croissance : illusions et réalités », Thomas Piketty propose quelques scénarios pour la suite du 21ème siècle en insistant bien sur le fait que la norme historique n’est pas le légendaire 3%-4% des Trente Glorieuses de l’Europe continentale des années 1950–1970 mais plutôt le taux de croissance annuel de 1%.

Pour autant, un taux de croissance de 1% n’est pas l’absence de croissance : à l’échelle d’une génération un tel rythme peut s’accompagner de profondes transformations de la société. La démographie et la productivité qui constituent les variables explicatives retenues par Thomas Piketty sont néanmoins grevées d’incertitudes. Et au-delà des scénarios, ce sont bien des incertitudes dont il faut être conscient. Enfin, la politique monétaire vient perturber les référentiels pour penser la richesse : contrairement à la stabilité monétaire du monde qui précède les chocs de 1914–1945, l’inflation est un paramètre important pour analyser le capital au 21ème siècle et l’évolution des inégalités.

« LA DYNAMIQUE DU RAPPORT CAPITAL/REVENU »

La deuxième partie de l’ouvrage (pages 181 à 372) aborde dans un premier temps l’évolution du rapport capital/revenu du XVIIIe siècle à 2010 et sa composition (terres agricoles, logements, autre capital intérieur qui regroupe notamment les actifs financiers et industriels, capital étranger net). Le rapport capital/revenu est noté β. Puis, au-delà des évolutions historiques majeures, la deuxième loi fondamentale du capitalisme β = s/g qui relie le rapport capital/revenu β au taux d’épargne s et au taux de croissance du revenu g permet de vérifier la cohérence des trajectoires historiques avant de s’intéresser aux scénarios possibles pour l’avenir, le XXIe siècle.

Le capital

Du XVIIIe siècle jusqu’à la première guerre mondiale, au Royaume-Uni comme en France, la valeur totale du capital national représente 700% du revenu national. Les deux guerres mondiales constituent un choc pour le capital qui passe de quelques 700% à moins 300% de revenu national entre 1913 et 1950 que ce soit en France ou au Royaume-Uni (avec une chute accélérée dès les années 1910). Le graphique ci-dessous permet de bien représenter.

L’effondrement du capital à la suite des chocs de 1914–1945 est l’une des observations majeures pour l’analyse du XXe siècle.

Les destructions de la guerre bien que significatives ne sont pas le facteur principal (près d’une année de revenu national en France — soit entre 20% et 25% de la baisse). Ce sont la faiblesse de l’épargne et l’effondrement des portefeuilles étrangers qui expliquent la majeure partie de l’effondrement du capital (entre 40% et 55%) : l’épargne est consommée pour l’effort de guerre et les actifs étrangers sont vendus pour compenser la faiblesse de l’épargne (sans oublier les débuts de la décolonisation et de premières nationalisations/expropriations). Le cas des actifs étrangers doit être pris en compte dans l’analyse car il témoigne de différences importantes entre puissances européennes. A la veille de la Première Guerre mondiale, contrairement au Royaume-Uni et à la France, l’Allemagne ne dispose pas d’empire colonial et dispose donc d’actifs étrangers en proportion très inférieure (deux fois moins que la France, quatre fois moins que le Royaume-Uni). Au XVIIIe siècle, la France comme le Royaume-Uni étaient essentiellement peuplés d’agriculteurs. Les terres représentaient près des deux tiers du capital national. Trois siècles plus tard, à la suite des révolutions industrielles, des deux guerres mondiales et de la reconstruction, la composition du capital a progressivement évolué avec plus de plus pour le capital industriel et financier et l’importance croissante du logement. Les terres agricoles valent moins de 10% du revenu national et de l’ordre de 2% du patrimoine. En plus de la composition du capital, la répartition entre secteur privé et public est d’une forte importance politique.

En 1950, le public représente entre 25% et 30% du patrimoine national qui s’élève à 300% du revenu national (l’Allemagne présente alors une configuration similaire). Cette situation est une exception historique.

En France, dans l’après-guerre, la méfiance envers le capitalisme suspecté de collaboration l’Etat éloigne les propriétaires privés du contrôle les grandes entreprises et la puissance publique occupe une place croissante dans l’économie, que ce soit par la mise en place d’un modèle social et des prélèvements obligatoire ou dans la détention du patrimoine. Il s’agit d’un modèle d’économie mixte typique des Trente Glorieuse qui inspire en France une certaine nostalgie. En 1950, le public représente entre 25% et 30% du patrimoine national qui s’élève à 300% du revenu national (l’Allemagne présente alors une configuration similaire). Cette situation est une exception historique.

En 2010, même l’ensemble des actifs public représentent un capital de l’ordre d’une année de revenu national, l’endettement public est tel que le capital public net qui en résulte est très proche de zéro. Ainsi, en 2010, le capital privé représente 99% du capital au Royaume-Uni et 95% en France — une situation très éloignée d’un communisme de type soviétique. Que la part du capital public soit très faible ne signifie évidemment pas que les politiques publiques n’ont pas d’impact sur l’accumulation du capital privé. Pour l’illustrer, Piketty rappelle, les mesures prises en France dans l’après-guerre avec le blocage des loyers, la régulation financière, la taxation des bénéfices et des dividendes qui sont autant d’éléments qui contribuent à réduire la valeur des actifs et complètent l’explication de l’effondrement du capital entre 1913 et 1950 (entre 25% et 33% de la baisse). La reconstruction de l’Europe correspond à dynamique de rattrapage avec une très forte croissance économique. Les Trente Glorieuses s’accompagnent d’une remontée du rapport du rapport capital/revenu national. En 2010, le capital atteint entre 600% et 700% du revenu national ce qui se rapproche furieusement des niveaux historiquement élevés voire extrêmes de la Belle Époque.

Au-delà de ces grandes tendances, Piketty a le souci d’être très concret : que signifie du point de vue de l’habitant, que le capital représente 600% du revenu national ?

Pour un revenu moyen de l’ordre de 30 000 euros par an et par habitant, un capital national de six années de revenu, signifie un capital moyen d’environ 180 000 euros par habitant. Dans le cas français, il faut compter environ 90 000 euros de capital logement et 90 000 euros d’autres capitaux intérieurs (principalement des capitaux investis dans les entreprises, au travers de placements financiers). A ce capital moyen, il faut ajouter les biens durables (voitures, meubles etc.) et les objets de valeurs (or, bijoux, œuvres d’art, etc.). Les biens durables représentent en moyenne entre un tiers et une demi-année de revenu en meubles soit entre 10 000 et 15 000 euros par habitant. Les objets de valeurs entre 5% et 10% du revenu soit entre 1 500 et 3 000 euros par habitant. Ces montants ne changent pas l’ordre de grandeur du patrimoine moyen. Les fondations et associations non lucratives représentent également une part du capital mais celle-ci est limitée, inférieure à 5%-10% avec des différences selon les pays.

Aux États-Unis, quelques années de travail permettent de réduire les écarts initiaux de patrimoine. Le nouveau monde serait donc plus égalitaire et plus méritocratique ? Ce constat est trop rapide et appelle des observations majeures : le Sud esclavagiste, met en évidence les inégalités les plus violentes qui soient

Après avoir analysé les premières puissances européennes, Thomas Piketty entreprend l’analyse du capital Outre-Atlantique avec le cas des États-Unis et du Canada. Aux États-Unis, le rapport capital/revenu est historiquement plus faible. Au XVIIIe siècle l’estimation se porte à 300% du revenu national contre quelques 700% pour le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne dans l’Ancien monde. Aux États-Unis, les terres sont tellement abondantes que leur valeur marchande ne vaut presque rien. La croissance économique plus élevée du nouveau monde, et en particulier la composante démographique, explique également les niveaux plus faibles du capital exprimé en années de revenu national. Aux États-Unis, quelques années de travail permettent de réduire les écarts initiaux de patrimoine. Le nouveau monde serait donc plus égalitaire et plus méritocratique ? Ce constat est trop rapide et appelle des observations majeures : le Sud esclavagiste, met en évidence les inégalités les plus violentes qui soient et seul le Nord apparait comme égalitaire. Contrairement à l’Europe où le capital s’effondre de quelques 700% à moins de 300% du revenu national entre 1910 et 1950, les chocs du XXe siècle impactent de manière plus limitée les États-Unis. Le capital oscille effectivement entre 400% et 500% du revenu national sur la période de 1910 à 2010 sans connaître d’effondrement. Néanmoins, l’impact des deux Guerres mondiales et de la crise de 1929 sont bien réels. Aux États-Unis, il n’y a pas de politique massive de nationalisations comme en Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale, mais une fiscalité progressive plus volontariste se met en place ce qui témoigne d’un souci de réduire les inégalités sans remettre en cause pour autant la propriété privée. Comme est indiqué plus loin dans l’ouvrage : haute préoccupation de liberté individuelle et impôt progressif font très bon ménage. Sur le long terme, la population entretiendrait aux États-Unis un lien plus apaisé avec le capitalisme

Après les Trente Glorieuse, la croissance économique ralentit. Dans les années 1970, un nouveau monde se dessine et le sentiment de rattrapage voire dépassement économique qui émerge aux États-Unis et au Royaume-Uni débouche sur la « révolution conservatrice ». Un puissant mouvement de dérégulation va s’étendre bien au-delà du monde anglo-saxon. Typiquement, la France est atteinte dans les années 1980 : la place centrale de la puissance publique est remise en cause, un mouvement de privatisation très important s’enclenche en 1986. Il sera amplifié en 1988–1993. La part du capital public décroît au profit du capital privé qui continue de croître pour se diriger vers des sommets qui étaient ceux d’une époque particulièrement inégalitaire, la Belle Époque.

toutes choses égales par ailleurs, le taux de croissance d’une économie impacte très fortement le niveau de capital à long terme et un monde en stagnation tend à donner un poids extrême au capital.

Le chapitre 5 de l’ouvrage présente la deuxième loi fondamentale du capitalisme : β = s/g qui est une loi asymptotique. A long terme, le rapport capital/revenu β est déterminé par le taux d’épargne s et le taux de croissance du revenu national g. Le taux d’épargne à prendre en compte est le taux d’épargne globale de l’économie c’est-à-dire celui des individus privés et des entreprises (qui peuvent représenter jusqu’à 50% de l’épargne) tout en retirant la dépréciation du capital (qui consomme de 10% à 15% du revenu annuel). Partant d’une épargne brute typique de 25%-30%, le taux d’épargne de la deuxième loi du capitalisme est compris en 10% et 15%. Concrètement, pour une nation donnée, sur une longue période de plusieurs dizaines d’années, si le taux d’épargne est de 12%/an et que le revenu national croît selon un rythme de 2%/an alors le capital tend vers une valeur de 600% du revenu national. Selon la même formule, si le taux de croissance du revenu est finalement de 1%/an plutôt que 2%/an alors le capital s’élèvera à 1200% du PIB. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, le taux de croissance d’une économie impacte très fortement le niveau de capital à long terme et un monde en stagnation tend à donner un poids extrême au capital. Cette formule ne rend pas compte des évènements de court terme comme les bulles immobilières où les prix s’écartent fortement de la moyenne de la consommation. De plus, la formule ne couvre pas les formes de capital qui ne peuvent être accumulées par l’homme comme les ressources naturelles pures. Thomas Piketty confronte les évolutions du capital avec la deuxième loi fondamentale du capitalisme. La très forte hausse du capital entre 1970 et 2010 s’explique par le ralentissement de la croissance économique à partir de 1970 et un taux d’épargne élevé. Les écarts de taux de croissance entre pays riches découlent essentiellement des différences démographiques (les taux de croissance la productivité étant compris entre 1,6% et 2% sur la période). Les taux d’épargne apparaissent dès lors comme la principale variable produisant des différences entre pays. La deuxième loi permet de rendre compte des observations.

Sur la période entre 1970 et 2010, il s’opère également un mouvement de privatisation avec une modification de la répartition entre capital public et capital privé. En Italie, le capital privé fait un bond de +450% de revenu national dont 20%-25% proviennent des privatisations. Dans l’ensemble des pays riches, de manière plus ou moins marquée, ce schéma se retrouve : l’État préfère la dette et les privatisations à l’augmentation des impôts pour équilibrer les comptes publics. L’augmentation du capital sur la période s’explique également à hauteur de 25%-33% par le redressement du prix des actifs immobiliers dans les années 1950 et plus encore dans les années 1980. Les actifs étrangers nets jouent un rôle mineur dans l’augmentation du capital national qui reste donc largement domestique, même dans le cas du Japon et de l’Allemagne connus pour leurs importants excédents commerciaux (capital étranger net respectif de 70% et 50% du revenu national à comparer au capital de l’ordre de 600% et 400%). A noter toutefois que le capital net étranger peut correspondre à des positions brutes énormes dans le cadre de l’économie mondialisée.

Mais dire que le capital vaudra 700% ou 1000% du revenu national au XXIe siècle ne dit pas beaucoup sur la société plus ou moins égalitaire qui en découle…

Après la perspective historique, se pose la question de l’avenir. Quelles évolutions possibles du capital au XXIe siècle ? Le taux de croissance et le taux d’épargne sont structurants. Les analyses la première partie de l’ouvrage indiquent que le taux de croissance devrait s’abaisser de quelques 3%/an à 1,5%/an voire 1% dans des scénarios plus pessimistes. Avec un taux d’épargne net typique de 10%, l’intensité patrimoniale pourrait être comparable voire plus élevée que celle de l’Europe au début du XXe siècle (entre 700% et 1000% du revenu national). Mais dire que le capital vaudra 700% ou 1000% du revenu national au XXIe siècle ne dit pas beaucoup sur la société plus ou moins égalitaire qui en découle…

A ce moment, Thomas Piketty oriente l’analyse sur le partage du revenu entre capital et travail et donc la première loi fondamentale du capitalisme : α = r x β.

Partage du revenu entre capital et travail

En France et au Royaume-Uni, la part de revenu du capital était ainsi de 25%-40% à la fin du XVIIIe siècle et au XIX siècle, avant de tomber à environ 20%-25% au milieu du XXe siècle, puis de remonter vers 25%-30% à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Nous disposons ainsi de premiers ordres de grandeurs : au début du XXIe siècle, en France, les revenus du travail représentent de l’ordre de 70% du revenu national quand le revenu du capital en représente de l’ordre de 30%. Sur le long terme, le travail ou capital humain est monté en puissance en passant de quelques 60% du revenu à 70%.

Mais peut-on distinguer si simplement capital et travail ? Les travailleurs non-salariés au sein d’entreprises individuelles représentent environ 10% du PIB. Les concernant il est compliqué d’isoler rémunération du capital et rémunération du travail. Pour ces configurations, non négligeables, Piketty propose une hypothèse de répartition capital/travail égale à celle du reste de l’économie ce qui permet de continuer l’analyse.

Le taux de rendement du capital

L’évolution historique du rapport capital/revenu β a été largement analysée précédemment. Pour tous les pays européens, il s’agit d’une évolution en U : niveaux élevés au XIXe siècle et à la Belle Époque, effondrement à l’occasion des chocs de 1914–1945, remontée vers les niveaux historiques. Il faut désormais s’intéresser au taux de rendement du capital r. Le taux de rendement du capital recouvre les rendements d’actifs très différents et constitue une moyenne qu’il faudra nuancer lors de l’analyse des inégalités dans la troisième partie de l’ouvrage. Il faut distinguer un rendement « brut », un rendement « pur » qui prend en compte le coût de gestion d’un portefeuille, un rendement après imposition. Pour le rendement « brut », le rendement moyen du capital était de l’ordre de 5%-6% aux XVIIIe et XIXe siècles, de 7%-8% au milieu du XXe siècle avant de s’établir à 4%-5% à la fin du XXe et au début du XXIe siècle. De ces valeurs de rendements il faut déduire le temps que chaque individu consacre à la gestion de son portefeuille ce qui introduit la notion de rendement pur.

Sur toute la période du XVIIIe au XXIe siècle il faut retenir une valeur moyenne de l’ordre de 4%-5%. Dans la période récente, le rendement pur est en baisse à 3%-4%. Néanmoins, il s’agit d’une valeur moyenne qui recouvre d’importantes disparités de situation :

  • Pour une valeur moyenne de 3%-4% il y a des rendements proches de 0% pour les détenteurs de comptes chèques non rémunérés et de livrets d’épargne très faiblement rémunérés (respectivement 3%-4% et à peine plus de 5% des patrimoines qui s’élèvent à 600% du revenu national)
  • et donc des populations qui obtiennent des rendements très supérieurs à 3%-4%. Pour commencer, il y a le rendement « locatif » du capital de l’ordre de 3%-4% (pour illustrer : 1500 euros de loyer pour un appartement de 500 000 euros fait 1500x12/500 000 = 3,6% de rendement).
  • Le rendement des placements financiers qui prennent une importance croissante au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des patrimoines, sont encore supérieurs ce qui caractérise effectivement des situations très disparates.

Si la pression fiscale était insignifiante au XVIIIe et XIXe siècles, elle ne l’est plus au XXe et XXIe siècles puisque le taux moyen d’imposition sur les revenus du capital est de l’ordre de 30% dans les pays riches. En dehors des techniques d’optimisations fiscales, des exemples concrets de fiscalité sont les suivants : la taxe foncière, impôt sur les sociétés. Un rendement moyen du capital de 3%-4% serait obtenu en l’absence d’imposition ce qui n’est pas le cas. Par ailleurs, le régime d’inflation influence également le rendement du capital. Si les actifs nominaux (dont le prix est fixé à l’avance) sont particulièrement exposés au risque d’inflation, les actifs immobiliers et les actions qui sont des actifs réels ont tendance à augmenter aussi vite, sinon plus que l’indice des prix à la consommation. L’inflation a évolué tout au long de la période : quasi nulle du XIXe et du début du XXe siècle ce qui était très favorable à l’accumulation (y compris des actifs nominaux), l’inflation est passé à 2%/an de la fin du XXe et au début du XXIe siècle. Il faut désormais passer plus de temps pour gérer son portefeuille mais en fonction de la taille du capital individuel, des effets d’échelle sur les coûts de gestion sont de nature à accroître les inégalités si bien que l’effet redistributif de l’inflation peut être tout à fait limité voire absent.

Productivité marginale, marché “parfait”

Dans l’économie, les banques et marchés financiers ont pour fonction d’optimiser l’allocation du capital afin de maximiser le rendement au bénéfice de leurs clients (intermédiation financière). La valeur de la production additionnelle apportée par une unité de capital supplémentaire est ce que l’on appelle productivité marginale du capital. L’intermédiation financière a pour objectif de maximiser la productivité marginale du capital. La configuration où la productivité marginale du capital est maximale correspond à un marché « parfait » du capital. Dans ce cas, en plus du rendement il faut penser diversification du portefeuille, coûts de gestion réduits etc. et la mondialisation des échanges associée à la liberté de circulation des capitaux sont autant d’outils constitutifs d’un marché parfait où le capital trouve le meilleur rendement.

Au fur et à mesure que le stock de capital β augmente, on peut s’attendre à ce que la productivité marginale, assimilée au rendement, diminue. Pour Piketty cela ne fait aucun de doute et la bonne question est plutôt : à quel rythme décroit la productivité marginale quand le stock de capital augmente ?

  • La part des revenus du capital est égale au produit du stock par le rendement α = r x β. Si une augmentation de β se traduit par une diminution proportionnellement plus forte du rendement r, alors le rendement peut modérer l’effet d’augmentation du capital sur la répartition du revenu national entre capital et travail : l’augmentation de la part des revenus α augmenterait proportionnellement moins vite que le capital β. Inversement, quand le capital β diminue, les taux de rendement tend à augmenter ce qui limite la baisse de revenus du capital.
  • Historiquement c’est ce qui est observé : quand le capital était peu abondant au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rendement était particulièrement élevé. La part du capital dans le revenu national a baissé, mais dans une moindre proportion que le capital.
  • Théoriquement, il serait néanmoins tout à fait possible d’imaginer au contraire que la part du capital dans le revenu national augmente quand β diminue. Tout dépend de l’élasticité de substitution entre capital et travail : Inférieure à un, cela signifie qu’une augmentation du capital β se traduit par une baisse de la part des revenus du capital α ; supérieure à 1, cela signifie au contraire qu’une augmentation du capital β se traduit par une hausse de la part des revenus du capital α.
  • Quand l’élasticité de substitution entre capital et travail est égale à 1 il s’agit du cas de la fonction de production de « Cobb-Douglas » que les économistes affectionnent en raison de sa simplicité. Une baisse du capital se traduit par une hausse proportionnellement égale du rendement si bien que la part du capital dans le revenu national est constante. La fonction de « Cobb-Douglas » permet d’afficher une vision apaisée de l’ordre social : le capital peut augmenter sans que le travail soit pénalisé.
  • Le débat théorique à son importance en pleine guerre froide où le camp communiste cherche à démontrer que le capital progresse au détriment des travailleurs tandis que les libéraux cherchent à démontrer que l’augmentation du capital bénéficie à tous. A chaque fois, en exploitant de manière biaisée les données historiques factuelles.

Divergence des profits

En réalité les études montrent sans ambiguïté une hausse significative de la part des profits et du capital dans le revenu national des pays riches depuis les années 1970–1980 et concomitamment la baisse du revenu national allant aux salaires. Historiquement, l’élasticité de substitution entre capital et travail est estimée entre 1,3 et 1,6. Cette élasticité élevée, supérieure à 1, serait d’ailleurs typique des économie modernes où le capital prend des formes très diverses. S’il est difficile de prévoir les évolutions pour le XXIe siècle, il semble qu’il soit toujours possible de trouver quelque chose d’utile à faire du capital. Peut-être d’autant plus avec les technologies modernes ? De ce fait, une limitation des débouchés pour le capital et une baisse du rendement est peu envisageable.

Depuis les années 1970 et encore dans les années 2010, le pouvoir de négociation du capital vis-à-vis du travail s’est accentué dans un contexte de liberté de circulation de capitaux et de concurrence internationale et de sophistication des systèmes d’intermédiation financière. Dans ces conditions, il n’existe pas de mécanisme permettant d’empêcher qu’une hausse du capital ne se traduise par une hausse de la part du capital dans le revenu national. Si l’on reprend la deuxième loi fondamentale du capitalisme β = s/g, c’est finalement la croissance démographique et la croissance de la productivité qui permettent d’absorber le capital supplémentaire et de sortir des prévisions de Marx. En effet, sans croissance, il ne reste que deux options aux capitalistes : s’entredéchirer pour maintenir le taux de rendement ou réduire les salaires ce qui mène à la révolution. Cela ne s’est pas produit. Pour autant, la croissance économique pour le XXIe siècle tend à s’abaisser. Avec un taux d’épargne de 10%, un taux de croissance de 1% conduit le capital jusqu’à dix années de revenu national sans pour autant que le rendement ne s’abaisse sensiblement (constat historique sur la constance du taux rendement auquel il faut ajouter les forces récentes en vigueur). Dans ces conditions, la part du capital dans le revenu national atteindrait 40%-50% au XXIe siècle ce qui est comparable voire supérieure à la situation de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. L’importance macroéconomique du capital pourrait donc s’éloigner de la trajectoire historique qui faisait la part belle au travail fondée sur la croissance de la productivité et la diffusion des connaissances.

« LA STRUCTURE DES INÉGALITÉS »

La troisième partie de l’ouvrage (pages 373 à 749) analyse l’inégalité des revenus caractérisée par trois composantes :

  • l’inégalité des revenus du travail
  • l’inégalité de la propriété du capital et des revenus qui en sont issus
  • et le lien entre ces deux dimensions : dans quelle mesure les personnes à revenu du travail élevé sont les mêmes que celles qui disposent d’un revenu du capital élevé ?

La réponse détaillée vient plus loin dans l’ouvrage mais indiquons-le d’emblée : dans les sociétés du XVIII et XIXe siècles, la corrélation entre revenus du travail et revenus du capital était négative ; dans les sociétés modernes, avec évidemment des nuances, la corrélation est généralement positive. Tout d’abord, Thomas Piketty fixe les ordres de grandeurs et montre que l’inégalité doit être pensée macroscopiquement mais également à la maille des groupes sociaux qui présentent un continuum d’inégalité.

Le retour en force du capitalisme patrimonial ne doit pas être perçu comme un phénomène nouveau. Aux mêmes causes, les mêmes effets : la faible croissance qui était la règle au XIXe siècle s’impose également à la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ce qui mène à cent ans d’intervalle à une importance croissante des patrimoines. L’augmentation de inégalités qui s’amorce dans les années 1970–1980 ne doit pas occulter de fortes disparités entre pays qui trouvent leurs origines dans des choix politiques et institutionnels différents. Sur ce point, l’analyse dans une perspective historique de l’évolution des inégalités en France ainsi qu’aux États-Unis et autres pays européens est riche d’enseignements.

Dans la France du début du XIXe siècle, comme d’ailleurs dans celle de la Belle Époque, le travail et les études ne permettent pas d’atteindre la même aisance que l’héritage et les revenus du patrimoine. Ainsi, Thomas Piketty cite à de nombreuses reprises le discours de Vautrin à Rastignac issu du « Père Goriot » de Balzac : pour atteindre l’aisance, au XIXe siècle, mieux vaut se marier à une riche héritière. Ce constat parisien et français s’applique à presque toutes les sociétés patrimoniales d’Europe jusqu’à la Première Guerre mondiale que Thomas Piketty qualifie de « suicide des sociétés patrimoniales ». Nous l’avons déjà vu, à la même époque, Outre-Atlantique, le capital hérité pèse peu. La modernité démocratique correspond à une vision du monde où les inégalités doivent être davantage fondées sur le travail et le mérite individuel que sur l’héritage. Thomas Piketty montre que c’est effectivement le chemin pris par l’histoire. Néanmoins, les inégalités de revenu même issus du travail sont loin d’être systématiquement justifiées et la justice sociale ne se réduit pas à une domination des revenus du travail sur les revenus de l’héritage, du capital. Par ailleurs, dans la mesure où les détenteurs de patrimoines importants parviennent à obtenir des rendements plus élevés que les patrimoines moyens et modestes, l’inégalité des revenus du capital tend à être plus forte que l’inégalité du capital lui-même. Les inégalités extrêmes face au capital sont à chercher dans l’importance de l’héritage et de ses effets cumulatifs. La guerre des âges qui opposerait les vieux et riches possédant n’a pas remplacé la lutte des classes. D’ailleurs, il faut avoir en tête que la population des 0,1% ne représente pas une masse négligeable. En France, il s’agit d’un groupe de 500 000 personnes adultes ; aux États-Unis une groupe de 2,6 millions de personnes adultes. Dans la mesure où ces groupes tendent à vivre dans les mêmes villes et quartiers, ils occupent une place importante dans le paysage social et politique et pas seulement financier. L’épargne de cycle de vie ou de précaution ne sont en mesure d’expliquer le phénomène. En revanche, il est clair qu’hériter d’un appartement facilite grandement l’épargne.

Pour rentrer dans le détail, Thomas Piketty propose encore quelques ordres de grandeur de l’inégalité des revenus du travail, du capital, des revenus totaux qui sont la somme des revenus du travail et des revenus du capital. A chaque fois, des situations d’égalité faible (pays scandinaves des années 1970–1980), moyenne (Europe de 2010), forte et très forte (respectivement les États-Unis des 2010 et projetés en 2035). Thomas Piketty utilise trois groupes statistiques : les 10% du haut (les classes supérieures), les 50% du bas (les classes populaires), les 40% du milieu (les classes moyennes). L’objectif n’est pas de nier la complexité et le caractère continue de l’inégalité sociale. L’objectif est de disposer de catégories statistiques objectives permettant de comparer les pays et les époques.

Le premier constat qui émerge de ces tableaux est que le capital est toujours plus inégalement réparti que le travail. En effet, la part du décile supérieur de revenus du travail (= les 10% des personnes recevant le revenu du travail le plus élevé) est généralement de l’ordre de 25%-30% du total des revenus du travail, alors que la part des 10% des personnes détenant les patrimoines le plus élevé est toujours supérieur à 50% du total des patrimoines, et montent parfois jusqu’à 90% dans certaines sociétés. Si l’on se focalise sur les 50% les plus pauvres, le constat est encore plus fort : avec une part de l’ordre de 30% du revenu du travail (donc un revenu 40% inférieur à la moyenne nationale) qui est loin d’être négligeable, la part du capital détenu par les 50% plus pauvres en patrimoine est globalement inférieure à 10% (donc 80% inférieur à la moyenne nationale). Les inégalités face au travail apparaissent comme apaisées comparées aux inégalités face au capital. En matière d’inégalités des revenus du travail, ce constat n’est qu’en apparence puisque pour un même salaire moyen, différentes répartitions du revenu peuvent conduire à des réalités sociales et économiques extrêmement éloignées. Par exemple, pour un revenu du travail moyen de 2000 euros par mois, la faible inégalité à la scandinave correspond à un revenu du travail de 4000 euros par mois pour la classe supérieure et 1400 euros pour la classe populaire. Dans le cas de forte ou très forte inégalité des États-Unis, pour un revenu du travail moyen de 2000 euros par mois, les classes supérieures sont à 7000 voire 9000 euros par mois quand les classes populaires sont entre 800 et 1000 euros par mois ce qui n’a rien à voir avec les 1400 euros qui découle d’une inégalité faible. Avec 800 ou 1000 euros par mois la capacité à se loger et partir en vacances est remise en cause. En matière d’inégalités du capital, les différences de répartitions de traduisent également par des réalités sociales très variées et effectivement plus extrêmes dans le haut ou le bas de la pyramide du capital. Par exemple, pour un patrimoine net moyen de 200 000 euros, un niveau d’inégalité moyen comme celui de l’Europe de 2010 correspond à un capital de 20 000 euros pour les classes populaires (5%/50%x200 000 euros) qui n’est pas négligeable mais qui ne représente vraiment pas grand-chose face au 1 200 000 d’euros de patrimoine net pour les classes supérieures (60%/10% x 200 000 euros). Il s’agit là de valeurs moyenne, et il faut analyser plus en détail l’inégalité au sein des classes populaires et de classes supérieures. Au sein même des classes populaires, pour un patrimoine net moyen de 20 000 euros il faut compter près de 60%-70% d’individus qui ont un patrimoine nul ou quasi-nul (quelques milliers d’euros) voire négatif (quand les dettes excèdent les actifs) et 30%-40% d’individus qui ont des patrimoines nets de 60 000 à 70 000 euros. De la même manière, pour les classes supérieures, quand le décile supérieur représente 60% des patrimoines, le centile supérieur en représente 25%. Le patrimoine moyen de 1 200 000 euros pour les classes supérieures se répartit finalement entre patrimoine moyen de 5 millions d’euros pour les 1% le plus dotés et 800 000 euros pour les 9% précédents. Dans cette population presque tout le monde est propriétaire de son logement mais l’importance de l’immobilier décroît fortement à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des patrimoines. Entre 2 et 5 millions d’euros de patrimoine, l’immobilier en représente un tiers ; au-delà de 20 millions d’euros de patrimoine, l’immobilier en représente moins de 10% quand les actions et parts constituent la quasi-totalité du patrimoine. Au milieu, les classes moyennes (40% des individus pour 35% des patrimoines : 35%/40%x200 000 = 175 000 euros de patrimoine moyen) se caractérisent par la possession de la résidence principale avec des patrimoines allant de 100 000 euros à 400 000 euros. L’émergence de la classe moyenne patrimoniale est une transformation majeure de la répartition structurelle des richesses au XXe siècle. Autour de 1900–1910 il n’existait pas de classe moyenne : une immense majorité de personnes ne possédait presque rien tandis qu’une minorité détenait la quasi-totalité des actifs (en gros, 90% du capital pour les 10% mieux dotés). En Europe, cours du XXe siècle, les 40% du milieu sont progressivement passés de « quelques miettes » à quelques 30% du patrimoine ce qui est très significatif et s’est également accompagné d’une très forte baisse des plus hauts patrimoines puisque la part du centile supérieur est passée de 50% dans les années 1900 à 20%-25% vers la fin du XXe siècle. Néanmoins, cette réduction apparente des inégalités doit être fortement nuancée parce que les 30% du patrimoine des classes moyenne représentent une masse deux voire trois fois inférieure à celle des classes supérieures alors que celles-ci sont 4 fois plus nombreuses. Thomas Piketty conclut en disant que la réduction historique des inégalités patrimoniales est beaucoup moins forte qu’on ne l’imagine parfois. Lorsque l’on rapproche les composantes travail et capital dans le but d’avoir une vision d’ensemble des inégalités de revenus, il s’avère que l’inégalité du revenu total est plus proche de l’inégalité face au travail que de l’inégalité face au capital. Ce constat découle directement du fait que les revenus du travail représentent généralement entre les deux tiers et les trois quarts du revenu national total.

Une fois le constat réalisé, Thomas Piketty s’interroge sur la justification de ces inégalités car il existe plusieurs manières d’obtenir un même niveau d’inégalité. Une première option historique est celle d’une société « hyperpatrimoniale » où la hiérarchie du revenu total est dominée par les très hauts revenus du capital, et notamment par les revenus du capital hérité. Une seconde option, inventée aux États-Unis est celle d’une société qualifiée (par les vainqueurs) d’« hyperméritocratique » où le sommet de la hiérarchie des revenus est dominé par les très hauts revenus du travail des « super-cadres », et non par les revenus hérités. Les deux logiques peuvent se combiner avec un important potentiel inégalitaire. Les éléments discursifs justifiant l’inégalité dans une société qualifiée d’« hyperméritocratique » font l’objet de développements dans la suite de l’ouvrage.

La réduction des inégalités en France au XXe siècle se résume dans une large mesure à la chute des rentiers et à l’effondrement des très hauts revenus du capital. Comme en témoigne les deux graphiques ci-dessous, la part du décile ou du centile supérieur dans la masse des salaires reste relativement stable tandis que leur part respective dans le revenu national qui correspond au revenu du capital, s’effondre du fait des chocs du début du XXe siècle. Et l’effondrement du centile supérieur des revenus est plus marqué que celui du décile ce qui va dans le sens d’un effondrement des très hauts revenus du capital. Comme démontré précédemment, le capital est beaucoup plus concentré que le travail. Dans la mesure où le capital s’effondre, il n’est pas surprenant qu’il affecte en priorité le centile supérieur.

Thomas Piketty conclut que dans une large mesure, la réduction des inégalités au cours du siècle écoulé est le produit chaotique des guerres, et des chocs économiques et politiques qu’elles ont provoqués, et non le produit d’une évolution paisible.

Par ailleurs, l’effondrement des très hauts revenus du capital ne signifie pas leur disparition. La différence entre le XXIe siècle et la première moitié du XXe siècle est qu’il faut désormais atteindre les 0,1% du haut pour que le capital domine le travail (au lieu des 0,5% en 1932). Plutôt qu’un dépassement des rentiers par les cadres, c’est un effondrement des rentiers qui s’observe en France. Les graphiques précédents le montrent bien : les 1% pour lesquels les revenus du capital pèsent le plus voient leur part dans le revenu national s’effondrer passant que 20% à 7% ; les 10% (qui englobent les 1%), voient leur part dans le revenu national passer de plus de 45% à quelques 30% du revenu national. Ainsi, 75% de l’effondrement de la part du décile supérieur s’explique par l’effondrement des revenus du centile supérieur qui découle de l’effondrement du capital. Il s’agit-là d’une baisse des inégalités majeures. D’ailleurs, si des différences d’évolutions entre graphiques 8.1 et 8.2 s’observent notamment à l’occasion de la crise de 1929 c’est que les 9% sont essentiellement un monde de cadres. De fait, contrairement aux 1% qui reçoivent les dividendes entreprises les 9% sont moins affectés par les évolutions à la baisse du capital. De surcroît, les cadres ont pu voir des revalorisations salariales à la hausse dans les années 1930 sans être trop impactés par le chômage.

Le graphique précédent montre bien que la part des revenus du travail décroit au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus — au contraire de la part des revenus du capital qui croît. Thomas Piketty distingue alors le groupe des 9% (4 à 5 fois le revenu moyen) où l’on retrouve les universitaires, chercheurs, cadres issus des grandes écoles, médecins, avocats, commerçants etc.et les entrepreneurs non-salariés en plus grand nombre avec des revenus mixtes qui rémunèrent capital et travail. En haut de la hiérarchie, dans le 1% (plus de 10 fois le revenu moyen) où les revenus du travail risquent d’être insuffisant et où il est préférable de posséder un important patrimoine.

Les présentes analyses reposent sur des sources fiscales de déclarations de revenus. Or, il s’avère qu’en raison des niches et de l’évasion fiscale, les déclarations mènent à une sous-estimation des revenus du capital. En effet, l’évasion fiscale est estimée au maximum à 5% du revenu national avec une estimation plus réaliste de l’ordre de 2%-3%. Ces sous-déclarations concernent principalement les fractiles supérieurs. De ce fait, les courbes précédentes sous-estiment la montée des inégalités qui s’enclenchent dans les années 1970–1980 — sans pour autant remettre en causes les évolutions décrites. De plus, les sources fiscales n’indiquent pas l’origine des patrimoines si bien qu’il est impossible de remonter à l’origine des inégalités. Néanmoins, pour les très hauts revenus du capital, les montants sont tellement élevés que le travail et l’épargne sont incapables de justifier le niveau de patrimoine. Dès lors, l’héritage semble prépondérant.

Le XXe siècle en France voit trois temporalités différentes en matière d’inégalité du capital et du travail : chaque guerre a pour conséquence une compression de la hiérarchie des salaires avec des revalorisations privilégiées dans le bas de l’échelle pour les protéger de l’inflation (années 1920, années 1940–1950–1960). La raréfaction de la main d’œuvre jeune et peu qualifiée en période de guerre a également pu améliorer le pouvoir de négociation des bas et moyens salaires. Pendant la période de reconstruction de 1945 à 1967, il y a une forte hausse des inégalités salariales. La croissance économique est forte et la priorité est à la reconstruction du pays, pas à la réduction des inégalités. La part des revenus du capital augmente sur la période. En 1968, les accords de Grenelle signés par le général de Gaulle se traduisent par une hausse de 20% du salaire minimum et la politique des « coups de pouce » au salaire minimum entre dans la pratique politique. En 1982–1983, le « tournant de la rigueur » sous une majorité socialiste est un nouveau changement de cap : les salaires sont bloqués, les profits remontent et les inégalités salariales s’accroissent. De fait, les inégalités de revenus s’aggravent encore plus. Thomas Piketty conclut que l’inégalité à tendance à suivre une évolution procyclique : quand il y a croissance, les profits et les hauts salaires augmentent plus vite ; et l’inverse en cas de ralentissement ou récessions. A partir des années 1980–1990 c’est également le retour de l’héritage. A la fin des années 1990, un phénomène nouveau se dessine : la hausse des très hauts salaires. La part du centile supérieur des salaires qui était inférieur à 6% de la masse salariale dans les années 1980–1990 augmente de 30% en une dizaine d’années. Dans un contexte de très faible croissance économique et de stagnation du pouvoir d’achat, le phénomène préoccupe.

Aux États-Unis, la situation est plus complexe. Au tout début du XXe siècle, le nouveau monde était moins inégalitaire que l’Europe. En moins d’un siècle, les États-Unis sont devenus nettement plus inégalitaires que la France. Quantitativement, l’inégalité américaine des années 2010 est aussi extrême que celle de l’Europe de 1900, mais sa structure est très différente. Pour bien comprendre, à titre de comparaison, nous plaçons quelques points de référence pour la France en 1910, 1960 et 2010 sur l’évolution des revenus du décile supérieur des États-Unis.

L’inégalité des revenus augmente fortement dans les années 1920 jusqu’à dépasser l’inégalité française à la veille de la crise de 1929 avec près de 50% du revenu pour le décile supérieur avec une parte importante de plus-values. La crise économique des années 1930 affecte en particulier les États-Unis qui en sont à l’origine. Les années 1930–1940 sont également marquée par des chocs fiscaux à l’initiative du gouvernement fédéral. Dans un contexte d’effort de guerre, les inégalités de revenus se compriment à l’image de ce qui se produit en Europe et en France. Aux États-Unis, entre 1941 et 1945, c’est le National War Labor Board qui valide les hausses de salaire et généralement ciblées sur les plus bas salaires. Mais au sortir de la guerre, la compression s’avère néanmoins moins importante qu’en France. Quelques années plus tard, dans les années 1960, il s’avère que les États-Unis étaient un pays moins inégalitaire que la France.

A partir des années 1970–1980 s’amorce aux États-Unis une explosion des inégalités puisque le décile supérieur passe de 30%-35% du revenu national à 45%-50% entre les années 1970 et les années 2000–2010. D’ailleurs, il est très probable qu’à la veille de la crise de 2008, le décile supérieur avait dépassé les 50% du revenu national puis de nouveau dans les années 2010. Entre 1977 et 2007 à la veille de la crise, les 10% plus riches se sont approprié les trois quarts de la croissance (60% pour le centile supérieur) de telle sorte que la croissance du revenu des 90% plus modestes a été limité à 0,5% par an. Dans la période récente, c’est donc une divergence majeure qui s’opère au sein de la société étasunienne. Pour illustrer la divergence, Thomas Piketty va plus loin : en 1970 et 2000 ce sont 15% de revenu national qui sont transférés vers les groupes sociaux les plus favorisés. Un montant à comparer au déficit commercial des États-Unis qui s’élève « seulement » à 4% du revenu national. Thomas Piketty s’interroge : est-ce la hausse des inégalités qui a causé la crise financière ? Dans la mesure où la hausse des inégalités a pour conséquence une quasi-stagnation du pouvoir d’achat des classes populaires, cela a effectivement pu augmenter l’endettement des plus modestes et donc à l’émergence de la crise.

Après une période 1940–1970 relativement égalitaire d’où vient cette explosion des inégalités de revenus ? Pour environ un tiers, elle s’explique très forte inégalité des revenus du capital et leur progression depuis les années 1970. Pour l’essentiel, l’explosion des inégalités de revenus s’explique par la montée sans précédent de l’inégalité des salaires. C’est le phénomène des « super-cadres » c’est-à-dire les cadres dirigeants des grandes entreprises parvenant à obtenir des niveaux de rémunération extrêmement élevé. En comparaison à la France, il faut aujourd’hui monter beaucoup plus haut qu’hier pour que les revenus du capital dominent les revenus du travail. En 2010, le seuil pour appartenir aux 1% est de 352 000 dollars et pour les 0,1% de 1,5 million de dollars. De telles rémunérations ne sont pas rares au sein des grandes entreprises. Dans les années 2000, au sein des 0,1% on retrouve des sportifs, acteurs, artistes mais pour seulement 5% des effectifs quand les cadres dirigeants représentent 60%-70% des effectifs.

Après avoir montré que la hausse des inégalités correspond à l’émergence des super-cadres encore faut-il expliquer l’émergence des super-cadres. C’est partie l’objectif du chapitre 9 de l’ouvrage qui s’intitule « l’inégalité des revenus du travail » qui commence par une théorie de la « course-poursuite entre l’éducation et la technologie » comme base de réflexion pour appréhender l’évolution des salaires et des inégalités. Cette théorie repose sur deux composantes : d’une part, le salaire est égal à la productivité marginale ; d’autre part, la productivité dépend de la qualification et donc de l’offre de qualification disponible dans la société. L’offre de qualification dépend particulièrement du système éducatif : combien de place dans les filières, qualité des formations etc. ces différents paramètres dépendent à leur tour des politiques publiques, du coût de études etc. La demande de qualification dépend des technologies disponibles pour la production de biens et services dans la société. Les technologies impliquées dans les processus de production dépendent du rythme des inventions qui appellent un renouvellement des qualifications. Le manque de qualification par rapport aux besoins des technologies se traduit par un déclassement. D’où la nécessité d’investir dans la formation pour que l’offre de qualification soit en avance par rapport aux technologies. En France, l’écart de salaire entre les déciles les mieux payés et les moins bien payés est resté constant. Aux États-Unis, les écarts de salaires se sont accrus à partir des années 1980 au moment où le nombre de diplômés de l’université s’est mis à stagner ce qui témoigne d’un manque d’investissement dans l’enseignement supérieur. En France, cela signifie que les niveaux de qualifications ont évolué au même rythme. Néanmoins, ce modèle est trop simpliste qui ne permet pas de rendre compte des évolutions historiques qui dépendent des institutions et des règles du fonctionnement du marché du travail. Les négociations sur les grilles salariales dans le public comme le privé illustre également le rôle des institutions. Les mouvements en faveur du salaire minimum ont joué un rôle clef dans la réduction des inégalités. La justification du salaire minimum et de la grille de salaire découle de la difficulté à connaître la productivité marginale d’un salarié. La productivité est estimée avec incertitudes ce qui ne permet pas de répondre simplement à la manière de fixer les conditions de salaires. Socialement, laisser au chef d’entreprise la liberté de fixer au jour le jour le salaire peut être source d’injustice et d’inefficacité. Dès lors, un équilibre s’établit entre salaires bas et moyen relativement stables et profits et rémunérations élevés plus volatils. Salaire minimum et grilles sont également favorisés par le fait que les tâches caractérisant un travail de sont pas génériques à 100%. Un salaire stable permet de financer les « investissements spécifiques » du salarié pour prendre en compte les particularités d’une entreprise donnée. Finalement, en cas de concurrence imparfaite et de monopsone, un groupe d’employeurs pourrait être tenté de faire baisser les salaires en dessous de la productivité marginale. Le salaire minimum et les grilles sont donc un outil de protection. Thomas Piketty conclut que la meilleure façon de lutter contre les inégalités face au travail à long terme est d’investir dans la formation et la qualification. Le salaire s’établit dans un intervalle de productivité marginale déterminé par les forces déterminantes que sont la qualification et la technologie. La productivité marginale est estimée avec de fortes incertitudes. Face à ces intervalles étendus, ce sont les institutions et en particulier le salaire minimum et les grilles de salaires jouent un rôle essentiel pour fixer les salaires sous une forme d’équilibre social. En haut de la pyramide des salaires, le modèle de la course-poursuite est également insuffisant, d’autres forces sont à l’œuvre. Aux États-Unis, si la divergence de revenu s’observe nettement entre les diplômés et non diplômés, il n’y aucune discontinuité observable en matière de formation entre les 9% et les 1% du décile supérieur alors que les revenus divergent nettement. Le phénomène de divergence des 1% et des super-cadre est un phénomène anglo-saxon (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie). Dans les années 1970, la part du centile supérieur dans le revenu national était très proche dans les différents pays. De 1970 à 2010, la part du centile supérieur a été près de deux fois plus forte aux États-Unis qu’au Royaume-Uni et au Canada. Bien qu’une augmentation significative des inégalités ait été observée dans les pays d’Europe continental ainsi qu’au Japon, l’évolution du centile supérieur des revenus a été beaucoup moins forte (+12 points de revenu national aux États-Unis ; +2 points de revenu national en France entre 1970 et 2010). Les évolutions technologiques sont comparables dans l’ensemble de ces pays ainsi que la formation/qualification et la productivité par habitant qui donne une vision plus macroscopique évolue de manière comparable. Dès lors, le modèle course-poursuite et en particulier la variable technologique ne sauraient justifier ces écarts d’évolution dans la répartition des revenus. D’autres explications sont donc à trouver. Thomas Piketty propose alors de différencier les fonctions « duplicables » et les fonctions « uniques ou quasi uniques ». Dans le premier cas, les incertitudes sur la productivité marginale du salarié existent mais restent limités. Dans le second cas, les incertitudes sont bien plus importantes si bien la notion de productivité marginal perd son sens pour devenir une construction idéologique justifiant le statut. Dès lors, la rémunération fixée est en grande partie arbitraire et la perception peut varier en fonction du pays et de l’époque. Le décrochage des super-cadres doit sans doute être relié à la taille des entreprises et la complexité de gouvernance de ces entreprises. Les résultats des entreprises varient selon des causes extérieures (indépendantes des choix stratégiques) et d’autres causes (réputées à la main des dirigeants). La logique de la productivité marginale voudrait que la rémunération des super-cadres découlent uniquement de l’action des dirigeants. Néanmoins, les rémunérations tendent à augmenter plus fortement en cas de causes extérieures et donc non méritocratiques. En matière de valeurs, une possibilité est que les sociétés modernes, avec les États-Unis au premier rang, auraient un besoin de désigner leurs gagnants et dans une forme d’extrémisme méritocratique d’offrir des rémunérations aux gagnants et peut-être même d’autant plus grandes qu’il s’agit de rompre avec la logique inégalitaire du passé. Les États-Unis, qui étaient plus égalitaires que la France en 1960, sont devenus beaucoup plus tolérants face aux très hautes rémunérations à partir des années 1970–1980. Dans les pays anglo-saxons, le taux marginal supérieur a été fortement abaissé depuis les années 1970–1980, laissant ainsi la porte ouverte à l’explosion des hautes rémunérations (voire leur donnant une forme de bénédiction).

La concentration des patrimoines est repartie à la hausse à la fin XXe début XXIe siècle dans un contexte de croissance faible. Quels impacts à long terme ? Ce point est plus inquiétant que la divergence des super-cadres qui reste géographiquement localisé.

La population la plus pauvre ne détient presque rien : généralement de l’ordre de 5% du patrimoine total. Le décile supérieur de l’ordre de 60% et parfois jusqu’à 90%. Il reste les 40% du milieu qui détiennent entre 5% et 35% du patrimoine total. L’émergence de la classe moyenne patrimoniale (beaucoup plus riches que les 50% les plus pauvres) est sans doute la transformation structurelle la plus importante de la répartition des richesses. Quelles sont les raisons de cette transformation ? Pour y répondre, Thomas Piketty reprend une démarche chronologique et s’appuie sur les données successorales moins disponibles que les données sur les revenus mais qui permettent des estimations robustes pour la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Suède. Des différences apparaissent entre trajectoires européenne et américaine.

La mise en place d’un impôt universel (tous les biens et propriétés, appliqué aux nobles comme aux roturiers, quelle que soit la valeur faible ou élevé du patrimoine) sur les successions dès 1791 et un système d’enregistrement des patrimoines permet de disposer de données sur le long terme dans le cas français. L’objectif de cet impôt qui correspond plutôt à un « droit d’enregistrement » n’est pas spécialement de rapporter des recettes fiscales mais de permettre à chaque possédant d’enregistrer ses biens. Jusqu’à 1901, il s’agit d’un impôt proportionnel avec un taux de 1%-2%. A partir de 1901, l’impôt devient légèrement progressif. Au Royaume-Uni, il faut attendre 1910–1920 pour la mise en place d’un système d’impôt universel permettant des statistiques exhaustives. Aux États-Unis c’est encore plus tard car en 1916, l’impôt fédéral sur les successions et donations ne concerne qu’une minorité. Dès lors, une étude fine du choc sur les patrimoines que constitue la Première Guerre mondial est-elle complexifiée. En plus des données disponibles des administrations fiscales (numériques à partir des années 1970–1980), l’étude s’appuie sur des déclarations individuelles. La disponibilité d’informations détaillées sur deux siècles permet de parler de France « observatoire des patrimoines ».

De 1810 à 1913 la part du patrimoine total détenue par le décile supérieur augmente continument. De 80%-85% au début du XIXe siècle, elle atteinte près de 90% au début du XXe siècle. Par ailleurs, entre 1880 et 1913 c’est une spirale inégalitaire qui s’amorce dans la mesure où la part du centile supérieur des patrimoines, les 1%, passe de 50% à 60% sur cette période. A Paris, qui regroupe à peine plus d’un vingtième de la population, la concentration est encore plus élevée : le centile supérieur détient légèrement plus de 70% de patrimoines soit 10 points de plus que la moyenne nationale.

Avant la Révolution françaises, les données disponibles ne permettent pas des estimations aussi fiables. Néanmoins, Thomas Piketty estime qu’à la veille de la séquence révolutionnaire, la part du décile supérieur atteignait probablement plus de 90% des patrimoines et le centile supérieur plus de 60%. En raison des redistributions de terres agricoles, d’annulations de titres de dette publique, la Révolution française a ainsi très probablement permis de réduire les inégalités mais son impact ne doit pas être exagéré puisque l’inégalité de la propriété du capital se caractérise par une relative stabilité entre le XVIII et le XIXe siècle. Pour le reste du XXe siècle, la baisse de la part du décile supérieur se fait entièrement au profit des 40% du milieu. Les 50% les plus pauvres en patrimoines ne possèdent quasiment aucun patrimoine : toujours moins de 5% du total. Au moment du décès, la moitié ne détient aucun patrimoine immobilier A Paris, de 1800 jusqu’à la Première Guerre mondiale, la proportion monte à un niveau encore plus élevé de deux tiers. Sur l’ensemble de la France, au XIXe et au XXe siècle c’est donc la moitié de la population qui meurt sans patrimoine à transmettre.

En 1900–1910, la concentration des patrimoines prend des proportions comparables au cas français pour le Royaume-Uni et la Suède. Thomas Piketty insiste sur le fait que la Suède n’est pas le pays égalitaire que l’on croit (remarque : les développements présentés dans Capital et idéologie permettent d’avancer dans la compréhension des évolutions suédoises). Dans la mesure où ce constat semble se présenter pour toute l’Europe, il est d’autant plus important de comprendre pourquoi les inégalités étaient-elles si extrêmes jusqu’à la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, il faut également identifier les raisons des transformations profondes du XXe siècle : pourquoi la concentration du capital est-elle nettement inférieure au début du XXIe siècle bien que le capital ait retrouvé des niveaux comparables à celui de la Belle Epoque ? La concentration des patrimoines ne s’est jamais remise des chocs de 1914–1945 : le décile supérieur passe de 90% à 60%-70% dans les années 1950–1970 ; le centile supérieur de 60% à 20%-30% dans les années 1950–1970. Même si les inégalités de patrimoines repartent à la hausse depuis les années 1970–1980, dans la période, un groupe central émerge : la classe moyenne patrimoniale représente près de la moitié de la population et possède entre 25% et 30% du patrimoine. Quant à lui, le décile supérieur représente 60%-65% au début des années 2010. La déconcentration du capital est donc significative.

Aux Etats-Unis, la situation est légèrement différente lié à la jeunesse du Nouveau Monde. Autour de 1800, l’inégalité des patrimoines aux Etats-Unis était comparable à celle de la Suède en 1970–1980 qui correspond à une référence relativement égalitaire (encore une fois, il faut distinguer les états du Nord et du Sud). En substance, pour les Etats-Unis, le processus d’accumulation, qui prend du temps, n’avait tout simplement pas eu le temps de se mettre en place. Un siècle plus tard, l’inégalité de patrimoine était devenue très forte 80% pour le décile supérieur et 45% pour le centile supérieur ce qui correspond à une situation toujours moins égalitaire que celle de l’Europe de la Belle Epoque. La tendance était néanmoins claire : les Etats-Unis rattrapaient l’Europe en matière d’inégalités. Le Gilded Age est cette période où les Rockefeller, J.P. Morgan accumulent des fortunes colossales. Cette transformation faisait craindre que le pays ne perde son esprit pionnier et égalitaire. Cette crainte de ressembler à l’Europe pourrait expliquer la mise en place d’une fiscalité fortement progressive sur les grosses successions ainsi que sur le revenus « excessifs ». Lors de la période 1910–1950, l’inégalité de patrimoines (comme de revenus) diminue aux Etats-Unis mais les proportions sont qu’en Europe car moins affectés par les guerres. En 2010, le décile supérieur représente 70% du patrimoines aux Etats-Unis (35% pour le centile supérieur). La déconcentration des patrimoines qui s’opère au XXe siècle aux Etats-Unis est donc bien plus limitée qu’elle ne l’est en Europe. Pire encore, les inégalités patrimoniales au début du XXIe siècle sont plus fortes qu’elles ne l’étaient au début du XIXe siècle. Ces différences entre Europe et États-Unis sont claires : en Europe, le XXe siècle s’accompagne d’une réduction des inégalités et de l’accès à la propriété d’une large part de la population (classe moyenne patrimoniale) donc une vague d’espoir dans le progrès social qui reflète l’esprit des Trente Glorieuses. Aux États-Unis, pas de progrès social mais plutôt le regret des origines « égalitaires ». Contrairement à ce qu’indiquait Vilfredo Pareto en 1890–1910, les inégalités ne sont absolument pas stables.

Mais comment expliquer l’extrême concentration du capital au XIXe siècle ? L’hyperconcentration patrimoniale qui caractérise les économies des XVIIIe et XIXe siècles jusqu’au choc de 1914 découle de leur faible croissance de l’ordre de 0,5%-1% par an. Un tel taux de croissance du revenu national g est significativement inférieur au taux de rendement du capital r de 4%-5% par an. Dans de telles conditions, le détenteur du patrimoine n’a qu’à épargner un cinquième de ses revenus du capital pour que le capital hérité progresse aussi vite que l’économie. Si le détenteur du patrimoine épargne davantage alors le capital hérité progresse plus rapidement que l’économie. De fait, l’écart entre r et g constitue une force de divergence fondamentale. Le fait que le taux de rendement du capital soit strictement supérieur au taux de croissance du revenu relève d’une réalité historique plutôt que d’une nécessité logique. Si une justification devait être apportée, sans doute faudrait-il revenir à l’époque des propriétaires terriens où la rente permet aux possédants de se consacrer aux tâches de gestions plutôt qu’à répondre aux besoins de subsistance.

La fiscalité permet d’atténuer la force de divergence que constitue l’écart entre r et g. C’est ainsi qu’après la comparaison du rendement brut du capital au taux de croissance du revenu, il convient de s’intéresser au rendement net : à plusieurs reprise le taux de rendement net du capital est inférieur au taux de croissance du revenu. Entre 1913 et 1950, alors que la croissance du revenu est de l’ordre de 2% par an, le taux de rendement du capital chute à environ 1% sous l’effet des chocs fiscaux et non fiscaux du XXe siècle. Puis, entre 1950 et 2012 le taux de rendement net du capital qui monte tout de même à 3% par an reste inférieur au taux de croissance du revenu en raison d’une croissance économique exceptionnelle de 3%-4%. Cette situation de croissance forte s’achève. De plus, le contexte est à la concurrence fiscale généralisée notamment de la part de petits ce qui pousse les taux vers le bas notamment depuis les années 2000. Il n’est donc pas exclu que l’écart entre r et g retrouvera un niveau proche de ce qu’il était au XIXe siècle. Au fur et à mesure que le capital prend de l’ampleur, le rendement doit néanmoins diminuer ce qui tendrait à réduire la divergence. Néanmoins, cela peut prendre des décennies qui plus est dans le cadre d’une économie ouverte avec la possibilité d’acquérir des actifs étrangers. Les chocs au niveau des trajectoires individuelles (absence de descendant, mauvais investissement) peuvent également contribuer mais dans une moindre mesure à la déconcentration du capital. Les règles relatives aux héritages peuvent également avoir un impact. En France, avec la Révolution et le code civil, les substitutions héréditaires (ou entails en droit britannique qui enjoint l’ainé de transmettre le capital à sa descendance sans le dilapidé) et la primogéniture sont abolies (depuis 1804, hors « quotité disponible » qui est la part du patrimoine dont les parents peuvent disposer librement, la division est égalitaire entre les frères et sœurs). Au nom de l’égalité et en raison d’un principe de liberté et d’efficacité économique, cette double abolition se produit également aux Etats-Unis et au Royaume-Uni mais avec des nuances qu’il faut préciser. La division égalitaire de l’héritage est la règle par défaut mais la liberté testamentaire intégrale continue de prévaloir. Par ailleurs, si l’abolition de la primogéniture s’applique en France et aux Etats-Unis au XIXe siècle, celle-ci n’est abolie qu’en 1925 au Royaume-Uni (1919 dans le cas de l’équivalent en Allemagne). L’égalisation des droits et des opportunités pèse peu dès lors que le taux de rendement du capital dépasse le taux de croissance du revenu. D’autant plus quand au XIXe siècle le taux d’imposition sur les transmissions en ligne directe n’est que de 1%-2% sans progressivité. L’inégalité patrimoniale du passé ne s’est finalement pas reconstituée à la suite des chocs de 1914–1945.

Quand il s’agit d’expliquer « pourquoi », il n’y a pas de réponse parfaitement satisfaisante. Les plus hauts patrimoines n’ont pas réduit suffisamment vite leur train de vie et ont dû vendre leur capital pour financer les dépenses courantes. Le capital transmis à la génération suivante était donc inférieur. Les ordres de grandeurs parisiens sont particulièrement édifiants : de 1872 à 1912, les patrimoines élevés produisant un revenu de 80 à 100 fois supérieur au revenu moyen. Dans l’entre-deux guerres, le niveau de vie se maintient mais les détenteurs de hauts patrimoines laissent à leur descendance, dans les années 1930, un patrimoine produisant de 20 à 30 fois le revenu moyen donc entre 3 et 5 fois moins lucratif. Les hauts patrimoines disposaient par ailleurs de patrimoines fortement diversifiés avec une part importante d’actifs étrangers particulièrement impactés qui ont quasiment disparu à la suite des deux guerres (exemple : emprunts russes). Il ne faut pas non plus oublier les nationalisation sanctions qui se déroulèrent en France à la Libération ainsi qu’un impôt exceptionnel de 20% sur les patrimoines les plus élevés complétés d’un prélèvement supplémentaire sur les enrichissements de la période 1940–1945. Les hauts patrimoines ont donc subi un choc majeur. Si la concentration des patrimoines en 2010 n’a pas retrouvé son niveau historique de 1910, il serait possible d’envisager que le temps écoulé n’a pas été suffisant pour permettre au processus d’accumulation de compenser le choc. Cette explication est insuffisante. Il existe des raisons structurelles pour lesquelles la concentration n’est pas revenue à son niveau initial. L’instauration d’une fiscalité « élevée » sur les revenus du patrimoine permet une déconcentration du patrimoine telle que la baisse du décile supérieur correspond par l’émergence de la classe moyenne. Un taux d’impôt de 30% (typique des pays riches en 1950–1980 et à comparer au « 0% » qui prime jusqu’à 1900–1910) appliqué à un rendement brut de 5% donne un rendement net de 3,5% et permet de rendre compte de la déconcentration effectivement observée. Par ailleurs, au cours du XXe siècle la fiscalité progressive sur les revenus du capital devient ce qui tend à augmenter la déconcentration. La mise en place d’une fiscalité progressive sur les successions initialement insignifiante (1%-2% en ligne directe au XIXe siècle, 5% en 1901 lorsque l’impôt successoral devient progressif), atteint les 20%-30% à la suite des chocs de 1914–1945 et permet également de réduire la part du centile supérieur. Ainsi, l’impôt permet-il d’expliquer l’essentiel des évolutions observées. Thomas Piketty attire l’attention : bien que sensiblement plus faible qu’en 1910, la concentration du capital reste très élevée en 2010.

Après une explication détaillée des évolutions et des forces en vigueur, il faut encore une fois s’interroger sur les évolutions possibles au XXIe siècle. Du point de vue de la force de divergence r-g : l’augmentation du capital devrait entraîner une baisse du taux de rendement du capital ; la croissance économique moins forte qu’elle ne l’a été au XXe siècle devrait néanmoins sous l’effet des inventions technologiques (=productivité), se trouver à un niveau supérieur à ce qu’elle n’était au XVIIIe siècle. L’écart r-g serait donc lus faible qu’il ne l’a été au XVIIIe siècle. r-g serait de l’ordre de 2,5%-3,5% plutôt que 4%-5%. Une telle situation mènerait à une forte croissance des inégalités patrimoniales d’autant plus aggravée en cas de croissance démographique négative (en particulier dans les pays riches) et d’un marché du capital de plus en plus « parfait » avec des rendements plus élevés pour les portefeuilles de grandes tailles dans le cadre d’une finance globalisée. Ces forces de divergences sont extrêmement fortes et montrent la possibilité d’un hyperconcentration du capital au XXIe siècle. Néanmoins, cela a été souligné, l’histoire du XXe siècle nous que l’écart entre taux de rendement du capital et taux de croissance du revenu est une réalité sociale que les politiques publiques et institutions peuvent tout à fait réguler. La remise en cause des institutions établies au XXe siècle est un risque supplémentaire pour le XXIe siècle qui pourrait finalement voir se développer des inégalités encore plus élevées que par le passé.

Pour mieux comprendre la logique cumulative il faut aller encore plus loin et analyser l’importance relative de l’héritage et de l’épargne dans la formation des patrimoines. La conclusion annoncée est la suivante : dans la mesure où le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance du revenu il est presque inévitable que l’héritage domine l’épargne. Il pourrait en être autrement mais c’est l’observation historique. Les patrimoines ou richesses du passé progressent plus vite que les richesses produites par le travail. Pour la suite du XXIe siècle, cela a déjà été mentionné, la configuration pourrait être celle d’un taux de croissance réduit (en raison essentiellement de la baisse de la croissance démographique) et d’un taux de rendement du capital élevé. L’héritage pourrait retrouver son importance du XIXe siècle sans pour autant en reprendre la structure inégalitaire (moindre concentration patrimoniale, élargissement de la hiérarchie des revenus avec les super-cadres, corrélation entre ces deux dimensions).

Le flux successoral annuel correspond à la valeur totale des successions et donations transmises au cours d’une années en pourcentage du revenu national. Ce paramètre permet de mesure l’importance des richesses venues du passé par rapport aux revenus du travail qui représente environ les deux tiers du revenu national.

Tout au long du XIXe siècle, le flux successoral représente de l’ordre de 20%-25% du revenu national (légère tendance haussière à partir de 1860 jusqu’à 1900). Cela correspond à une situation où la quasi-totalité du stock de patrimoine provient de l’héritage. Sur cette période, les patrimoines hérités représentent effectivement entre 80% et 90% des patrimoines privés c’est-à-dire la quasi-totalité. Entre 1910 et 1950, le flux successoral annuel s’effondre à 4%-5% (division par 5 de ce flux à comparer à la division par 2–3 de l’ensemble des patrimoines privés sur la période). Un tel flux successoral est près de deux fois inférieur au flux d’épargne de l’ordre de 10% si bien que le capital s’accumule par l’effort et le travail plutôt qu’avec l’héritage. Avec quelques années de décalage, le capital hérité passe par un minimum de 40% du capital privé en 1970 : les patrimoines accumulés du vivant des personnes constituent la majorité des patrimoines. Le flux successoral repart à la hausse dans les années 1970–1980 et un point très important est que le flux de succession repasse au-dessus du flux d’épargne au cours des années 1980–1990. L’héritage prend une importance croissante pour les générations nées dans les années 1970–1980 qui commencent à recevoir des donations et successions dans les années 2000–2010. En 2010, le flux successoral s’établit entre 12% et 16%. Les successions et donations représentent finalement de l’ordre de 20% du revenu disponible des ménages ce qui est très significatif et rappelle les niveaux observés au XIXe siècle (22%-24% du revenu disponible). L’expérience de l’épargne et du capital sont donc très différentes pour les différentes générations du XXe siècle.

Pour analyser les forces qui animent ces évolutions, Thomas Piketty met en œuvre une modélisation du « flux économique » qui correspond au flux théorique de transmission en fonction du capital privé. Cette estimation peut être comparé au « flux fiscal » qui correspond aux données des administrations. Cette dernière, plus rapide doit néanmoins faire l’objet de corrections pour prendre en compte les sous-déclarations, exonération (assurance vie qui se développe dans les années 1970–1980 en France). A noter que cette méthode est fortement tributaire de la qualité des données nationales. Le flux économique annuel de successions et de donations s’exprime selon la formule by = μ x m x β. Où β est le rapport capital/revenu, m le taux de mortalité, μ le rapport entre le patrimoine moyen au décès et le patrimoine moyen des vivants. Toutes choses égales par ailleurs, une augmentation (respectivement diminution) du taux de mortalité se traduit par une augmentation (respectivement diminution) du flux successoral annuel. En France, le taux de mortalité était de 2,2% au XIXe siècle (la population était relativement stationnaire : espérance de vie de 60 ans, durée de vie adulte de 40 ans, soit 1/40 = 2,2%) et a été divisé par deux et atteint 1,1%-1,2% en 2000–2010. Les générations suivantes sont aussi nombreuses que les baby-boomers, le taux de mortalité au XXIe siècle devrait donc remonter et s’établir à 1,4%-1,5% (espérance de vie de 85 ans, durée de vie adulte de 65 ans, soit 1/65=1,5%). L’évolution du taux de mortalité dépend fortement de la taille des générations successives. La génération des baby-boomers arrivant à l’âge du décès est plus nombreuse que la génération précédente ce qui tend à faire augmenter le taux de mortalité. Cet effet devrait être encore plus fort dans les pays dont la population commence à décroître : Italie, Allemagne, Espagne. En dehors de ces effets transitoires, l’analyse continue en regardant les effets d’un allongement de l’espérance de vie dans une société stabilisée. L’augmentation de l’âge moyen au décès s’accompagne également d’une augmentation de l’âge moyen au moment de l’héritage. Cette situation pourrait se traduire par une perte d’importance de l’héritage ? En réalité non en raison de l’importance des donations mais aussi du fait que l’on hérite plus tardivement de montants également plus importants. Même si le taux de mortalité m diminue, le produit μ x m augmente. En France, le rapport μ du patrimoine moyen au décès sur le patrimoine moyen des vivants, à l’exception de la période 1940–1950, est toujours supérieur à 100% voire nettement supérieur. La théorie de Franco Modigliani qui voudrait que l’on épargne pour ses vieux jours et que l’on finisse la vie avec un patrimoine proche de 0% ne tient pas la route. Les raisons de l’accumulation d’un patrimoine relèvent bien davantage d’une logique de perpétuation familiale. Après une relative stabilité des donations de 1870 à 1960 pour environ 20%-30% des successions, celles-ci augmentent à 40% en 1980, 60% dans les années 1990 et plus de 80% dans les années 2000–2010 si bien que le capital transmis par donation est presque aussi important que les successions. En raison de l’augmentation de l’espérance de vie, les parents qui en ont les moyens considèrent qu’il peut être justifié que leurs enfants accèdent à la propriété vers 35–40 ans plutôt que vers 45–50 ans, ou parfois plus tard.

Le graphique précédent montre que les écarts de patrimoine entre différentes classes d’âges sont très significatifs (l’ouvrage donne plus de détails : en 1910, les sexagénaires et septuagénaires sont respectivement plus riche en patrimoine de 60% et 80% que les quinquagénaires, ces écarts se réduisent par la suite mais restent bien réels) et découlent de la force de divergence entre taux de rendement du capital et taux de croissance du revenu. Faisant « table rase du passé », les guerres ont pour conséquence de rajeunir le patrimoine : les quinquagénaires deviennent 50% plus riches que les octogénaires. Par la suite, dès les années 1950–1960, la remontée des patrimoines, leur vieillissement et la force de divergence r>g assurent une remontée en puissance de l’héritage. La forte croissance des Trente Glorieuses qui se traduit par une forte croissance du revenu atténue néanmoins la remontée du rapport μ. Evidemment, certains entrepreneurs inventeurs peuvent construire des fortunes colossales mais en raison de cette force de divergence, l’entrepreneur tend toujours à se transformer en rentier. Pour la suite du XXIe siècle, Thomas Piketty propose plusieurs scénarios en fonction du taux de croissance du revenu et du taux de rendement du capital. Dans le scénario central qui suppose un taux de croissance de 1,7% par an et un taux de rendement du capital de 3%, le flux successoral continue à croître et se stabilise à 16%-17% à partir de 2030–2040. Dans le cas d’une croissance plus faible de 1% et d’un taux de rendement du capital de 5%, le flux successoral s’établit à 24%-25% en 2060–2070. Plus le taux de croissance du revenu est faible et plus l’écart se creuse entre la capacité des jeunes à épargner et le rendement du capital qui profite aux plus âgés. Dans une économie de croissance faible, l’augmentation du rapport patrimoine moyen au décès sur le patrimoine moyen des vivant μ compense la baisse de la mortalité m. Le flux successoral tend vers β/H où H est la durée d’une génération, typiquement 30 ans. Loin de disparaître, l’importance globale de l’héritage demeure inchangée.

L’héritage est réparti de manière très inégalitaire. Au XIXe siècle, le centile supérieur des héritages permet un niveau de vie 25 à 30 fois supérieure à la moyenne populaire. A titre de comparaison les emplois les mieux payés correspondent à 10 fois la moyenne populaire ce qui est très inférieur. Dans les années 1910–1920, ce schéma se renverse. Le centile supérieur des héritages ne permet d’obtenir qu’un niveau de vie de 5 fois la moyenne populaire quand le centile supérieur des emplois correspond désormais à 12 fois le moyenne populaire. C’est un nouveau monde qui s’ouvre. Bien que les inégalités salariales s’accentuent dans les années 1950–1960, la communauté est unie autour du travail et d’un idéal méritocratique : face aux études et au travail, les inégalités arbitraires du passé sont révolues. La situation se complexifie à partir des années 1970–1980. En 2010, le 1% des héritage offre un niveau de vie de 12 fois la moyenne populaire supérieur mais à la fois très proche du niveau de vie du centile supérieur des emplois, 10 fois la moyenne populaire. Les héritages correspondant à plusieurs dizaines de fois le niveau de vie populaire sont rarissimes. En haut de la hiérarchie sociale : les hauts revenus du capital (donc l’héritage) et du travail se retrouvent à parts égales. Deux conditions sont nécessaires pour qu’une société de rentiers prospère : tout d’abord, le poids global du capital en particulier hérité doit être important, soit important ; par ailleurs, la concentration de l’héritage doit être extrême. C’est typiquement le cas au XIXe siècle. Quant à la justification de l’inégalité patrimoniale qui l’accompagne elle se rapproche de la justification d’un taux de rendement du capital plus élevé que le taux de croissance du revenu : l’inégalité du patrimoine, permet à un groupe social très réduit de se préoccuper d’autre chose que de sa subsistance. Thomas Piketty pousse la logique jusqu’au bout : pour ses bénéficiaires du XIXe siècle, l’inégalité de patrimoine serait presque une condition de la civilisation. Cette justification s’affranchit des justifications méritocratiques et très violentes des sociétés modernes qui ventent les vertus personnelles des gagnants (rigueur, patience, travail, effort, tolérance, gentillesse, etc.) par opposition implicite aux perdants qui sont tout l’inverse. Les sociétés modernes à tendance hyperméritoctratique peuvent justifier des rémunérations du travail faramineuses des super-cadre au nom de l’égalité. En effet, en l’absence de rémunérations extrêmes, seuls les héritiers peuvent atteindre l’aisance ce qui est totalement injuste. D’ailleurs, les fictions modernes mettent en avant des personnages non plus caractérisés par leur patrimoine mais par leur travail et leur qualification. Cette transformation des représentations collectives de l’inégalité bien qu’en partie justifiée car le capital humain se transmet moins bien que le capital immobilier et financier contient néanmoins plusieurs malentendus : que le diplôme ait plus d’importance au XXIe siècle qu’au XVIIIe n’implique pas que la société soit plus méritocratique. En effet, ainsi que l’a montré le chapitre 6 de l’ouvrage, la part du revenu national allant au travail n’a pas véritablement augmenté et rien de garantit à ce jour que chacun ait accès aux mêmes opportunités pour atteindre les différents niveaux de qualifications. Bien au contraire, la mobilité intergénérationnelle en matière d’éducation ne semble pas avoir progressé.

Thomas Piketty montre donc que la fin de l’héritage n’a pas eu lieu (grâce à l’analyse du flux successoral by = μ x m x β) mais que c’est la structure de l’héritage qui a changé. Il existe moins de très gros héritages (par exemple 5, 10 ou 30 millions d’euros) mais puisque la masse des héritages est revenu à son niveau initial, cela signifie qu’il y a beaucoup plus d’héritages moyens et moyens-gros (de 0,2 jusqu’à 2 millions d’euros) qui ne permettent pas d’abandonner toute activité professionnelle mais qui représentent de sommes considérables pour une bonne partie de la population par rapport à ce que peut rapporter le travail d’une vie. Il faut être clair sur les chiffres : entre vie active et retraite les 50% les moins bien payés reçoivent en moyenne 750 000 euros. En 2010, les générations nées entre 1970–1980 sont 12% à recevoir plus de 750 000 euros en héritage. Et cette proportion pourrait augmenter à 15% pour la génération née en 2000–2010 si bien qu’au sein de chaque génération, une personne sur six recevra sous forme d’héritage ce que touche en moyenne les 50% les plus pauvres par le travail d’une vie. En cas de faible croissance et de taux de rendement du capital élevé cette inégalité très importante pourrait être aggravée : 1 sur 4 au lieu de 1 sur 6 au sein d’une génération.

Les sociétés démocratiques actuelles reposent sur un espoir méritocratique conforme à l’esprit de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui reconnait et déclare dans son article premier que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » c’est-à-dire une société où les inégalités sont fondées sur le mérite et le travail plutôt que la filiation et donc la rente. Ainsi, le « rentier » serait-il l’ennemi de la démocratie ? Historiquement et dans l’ouvrage, le mot « rente » désigne les revenus rapportés par un capital. Désormais, le mot « rente » désigne une imperfection du marché comme la situation de monopole qu’il convient de combattre en introduisant de la concurrence. Or, le fait que le capital produise des revenus (=la rente) n’a rien à voir avec une concurrence imparfaite ou le monopole. Au contraire, la rente est la conséquence d’un marché du capital parfait qui permet aux détenteurs de capital d’obtenir le rendement le plus élevé possible. L’idée selon laquelle la concurrence permettrait de mettre un terme aux rentes et rende la société plus démocratique est non seulement fausse mais dangereuse.

Ces observations sur la montée en puissance de l’héritage s’observent dans l’ensemble des pays riches avec quelques différences notables. En Allemagne, le flux successoral (by = μ x m x β) est de 10% en 2010 et est inférieur à celui observé en France du fait d’un rapport capital/revenu β inférieur et d’une dynamique démographique plus forte sur la période 1910–2010 ce qui se traduit par une baisse du taux de mortalité. Le déclin démographique qui s’amorce au XXIe siècle pourrait inverser la tendance. Au Royaume-Uni, le flux successoral est de 8% en 2010 donc encore inférieur. Dans le cas des Etats-Unis, les sources disponibles rendent l’analyse compliquée mais tout laisse à croire que la part de l’héritage est moins forte qu’elle ne l’est en France. L’explication est un niveau de capital global β plus faible en raison d’une plus forte croissance démographique ainsi que d’un moindre vieillissement des fortunes μ x m également expliqué par la plus forte croissance démographique. Avec la fin de la croissance démographique qui devrait vraisemblablement concerner les Etats-Unis, le retour de l’héritage devrait être aussi fort qu’en Europe. Le retour en puissance de l’héritage est donc une réalité pour les pays riches. Pour les pays en développement comme la Chine, le rythme de croissance observé est tel que le patrimoine dépend essentiellement de l’épargne et non de l’héritage : la montée en puissance de l’héritage est davantage une perspective pour la seconde moitié du XXIe siècle.

Dans le chapitre 13 de l’ouvrage, Thomas Piketty propose de prendre du recul et de penser les inégalités à l’échelle mondiale. La mondialisation financière ne pourrait-elle pas conduire à un une concentration de capital encore plus forte que par le passé ? Tout d’abord à l’échelle individuelle puis entre pays : les pays riches seront-t-ils détenus par les pays pétroliers ou la Chine ?

Depuis 1987, Forbes publie un classement des milliardaires dont le nombre a augmenté tout au long de la période. En 2013, 1400 personnes (30 milliardaires pour 100 millions d’habitants) représentent un patrimoine de 5 400 milliards de dollars soit 1,5% du patrimoine privé mondial. Il s’agit d’une nette augmentation en vingt ans : 140 milliardaires (5 pour 100 millions d’habitants) pour 300 milliards de dollars de patrimoine (0,4% du patrimoine privé mondial). Ces patrimoines plus vite que la moyenne des revenus et les patrimoines les plus élevés ont progressé beaucoup plus vite que la moyenne des patrimoines (6,8%/an pour les un cent millionième ; 2,1%/an pour la moyenne). Thomas Piketty salue les données mise en évidence par Forbes et autres classement nationaux tout en déplorant l’absence d’un tel travail avec des méthodes robustes de la part des administrations nationales et internationales. Finalement, ce sont également les institutions financières privées qui ont également commencé à proposer des publications sur les grandes fortunes. Les publications tendent à catégoriser les fortunes en trois : les entrepreneurs purs, les héritiers purs, les personnes ayant hérité mais qui ont fait fructifier. Les deux dernières catégories expliquent probablement 60%-70% des effectifs du classement Forbes. A chaque fois, il est compliqué de juger la légitimité de ces fortes accumulations : véritable travail entrepreneurial, chance, vol ? Indépendamment de ces questions morales essentiel, il peut être estimé qu’en 2010, les 0,1% les plus riches (4,5 millions d’individus) représentent 20% du patrimoine total détiennent un patrimoine net moyen de l’ordre de 10 millions d’euros. Un tel montant est 200 fois le patrimoine moyen à l’échelle de la planète qui s’élève à 60 000 euros par adulte. La part des 1% les plus riches représente 50% du patrimoine mondial. Cette très forte concentration du patrimoine qui est sensiblement plus forte que celle observée au sein de pays découle largement des inégalités internationales. Il est tout à fait possible que les phénomènes de rattrapage en œuvre dans les pays en développement réduisent cette inégalité. Néanmoins, les forces de divergences sont importantes et semblent dominantes au niveau des plus grandes fortunes typiquement au-dessus de 10 millions de dollars et qui détiennent 20% du patrimoine total. Il faut regarder de près cette évolution.

Une étude des dotations en capital des universités étatsuniennes permet d’appréhender de manière dépassionnée l’importance que peut prendre l’effet d’échelle pour obtenir des taux de rendement plus élevés au fur et à mesure que la taille du portefeuille augmente. 800 universités publiques et privées possèdent en 2010 près de 400 milliards de dollars d’actifs. Les plus grosses universités Harvard et Yale représentent respectivement près de 30 milliards et 20 milliards d’actifs. Princeton de l’ordre de 15 milliards de dollars. La dotation en capital moyenne est de 500 millions de dollars par université avec une médiane à 100 millions de dollars. Les dotations sont donc fortement concentrées. Tout d’abord, une université qui bénéficie de 30 milliards de dollars de dotation peut consacrer 100 millions de dollars pour avoir les services d’une équipe experte sans que cela représente plus de 0,3% de coûts de gestion à l’année. Pour une université dont la dotation est de 10 milliards d’euros, une telle configuration correspondrait à un coût de gestion de 10% ce qui est démesuré. De fait, en fonction de la taille, l’accès à l’expertise financière se réduit et cela se traduit par des rendements très différents entre le haut et le bas de l’échelle des dotations en capital des universités : 10,2% pour les trois plus grosses universités (30, 20 et 15 milliards de dollars de dotation) et 6,2% pour les 498 université les moins dotées (<100 millions de dollars de dotation). Dans le cas des plus grosses dotations les placements en titre non-côtés à hauts rendements prend une proportion plus forte. Cet exemple montre clairement les mécanismes conduisant à une forte inégalité de rendement du capital en fonction de sa taille initiale. La prospérité des grandes universités américaine s’explique essentiellement par le rendement du capital plutôt que les dons des anciens élèves. Transposer ce résultat au cas des grandes fortunes peut être délicat car l’effet d’échelle peut jouer moins massivement pour des fortunes plus « modestes » de 10 ou 50 millions d’euros qui constituent une masse beaucoup plus significative que les milliardaires à l’échelle mondiale. Par ailleurs, les rendements indiqués pour les universités correspondent à une capacité des institutions à réaliser les bons choix ce qui n’est pas nécessairement le cas des familles où le patrimoine peut être dilapidé par la génération suivante. C’est dans cette logique que les fondations permettent justement de mettre des barrières limitant ce risque. Les droits précis s’appliquant aux générations suivantes sont très mal connus pour ces configurations. Thomas Piketty l’avait déjà noté : l’inflation impact très peu l’inégalité de rendement du capital.

Si le rendement obtenu par les 0,1% est de 6%/an quand la moyenne est de 2%, en 30 ans, leur part dans le patrimoine mondiale passe de 20% à 60%. Cela confirme encore une fois l’importance des forces de divergences (r>g, inégalité de rendement du capital, dynamique mondiale) et leur potentiel de domination sur les forces de rattrapage et convergence qui se traduirait par une paupérisation des classes moyennes et donc a priori par de fortes réactions politiques. Thomas Piketty est affirmatif : seul un impôt progressif sur le capital à l’échelle mondiale peut contrecarrer cette dynamique. Si d’aucuns pense trouver dans l’inflation un outil de redistribution, celui-ci est extrêmement grossier voire contreproductif : la transparence démocratique et l’efficacité sont des arguments forts en faveur de l’impôt.

Ces dernières années, certains pays et particulier les pays pétroliers ont développé des fonds souverains. En 2013, le fonds norvégien représente 700 milliards d’euros. Sur la période 1970–2010, environ 60% de l’argent du pétrole a été placé dans le fonds et 40% utilisé pour les dépenses publiques annuelles. L’objectif à long terme de la montée en puissance du fonds n’est pas évident mais dépendra très probablement de l’évolution des réserves pétrolière, du prix du baril etc. Dans le cas des pays pétrolier se trouvent évidemment des pays du Moyen-Orient. L’Abu Dhabi Investment Authority gère un fonds souverain de taille légèrement plus importante que le fonds souverain norvégien et s’adresse essentiellement à la communauté financière internationale comme le font les petits pays pétroliers du golfe persique. A contrario, le fonds d’Arabie Saoudite s’adresse davantage à la population mettant en avant l’évolution des comptes publics. Avec un rendement de 2%-3% par an, la stratégie de placement du fonds saoudien est moins agressive que celle du fonds d’Abu Dhabi (6%-7%/an). Typiquement, une très grande partie des réserves serait placée en titre de dette publique américaine à faible rendement. Dès lors, le raisonnement sort du domaine purement financier au domaine politique et militaire : comme en témoigne l’exemple de la première Guerre du Golfe en 1991, les Etats-Unis ne sont-ils pas le protecteur de l’Arabie Saoudite dans la région ? Alors que les craintes quant à une divergence des 0,1% s’avèrent légitimes ne peut-on également envisager une domination des fonds pétroliers pour le XXIe siècle ? Pour y réfléchir, Thomas Piketty repart des ordres de grandeur. En 2013, les fonds souverains représentent un peu plus de 5 300 milliards de dollars dont environ 3 200 milliards de dollars pour les pays pétroliers. Les fonds souverains pèsent donc à peu près le même poids financier que les milliardaires (chacun 1,5% du total des patrimoines privés donc). Au cours du XXIe siècle, les fonds souverains pourraient représenter jusqu’à 10%-20% du total des patrimoines privés ce qui est significatif mais ne correspond pas au rachat du monde entier par les pétroliers. Néanmoins, dans d’un Etat incapable de supporter des entreprises ou établissement en difficulté, les fonds souverains pourraient prendre une importance croissante. La montée en puissance des fonds souverains pétroliers pourrait être accentué par les abondements successifs des revenus du pétrole (correspondant à des revenus sans proportion avec la taille de ces pays). A l’échelle mondiale, la rente d’exploitation des ressources naturelle est passée de 1% du PIB en 1970 à 2% du PIB en 1990 pour atteindre 5% PIB environ en 2000 dont 50% pour le pétrole. Les fonds pétroliers devraient donc continuer à montée en puissance et en cas de montée du prix du baril à 200$, ils pourraient atteindre 10%-20% des patrimoines en 2030–2040 voire plus par la suite ; de fait les possessions d’actifs immobiliers, industriels, financiers par les pays pétroliers pourraient être tout à fait significatifs qui pourraient donner lieu a des réactions politiques violentes comme des expropriations. Une autre crainte qui apparait également découle de la montée en puissance de la Chine. En la matière peut d’inquiétude car cela supposerait un taux d’épargne national très significatif difficilement compatible avec l’aspiration des populations à l’élévation du niveau de vie et une probable préférence pour un système de retraite par répartition plutôt que par capitalisation.

Vis-à-vis des risques de divergence des inégalités à l’échelle mondiale, le risque se trouve davantage au niveau des 1% les plus riches. Thomas Piketty parle alors de « divergence oligarchique ». Il n’y a aucune cartographie de la fortune. L’hyperconcentration du capital fait émerger au sein des pays riches dont la France un sentiment de dépossession associé à une crise démocratique dans la mesure où les gouvernements sont dans l’incapacité de contrôler et imposer ces patrimoines sur leurs revenus. A ce sujet, des travaux de Gabriel Zucman montrent que les paradis fiscaux représenteraient l’équivalent de 10% du PIB mondial. Cette richesse cachée concerne essentiellement les pays riches dont le niveau d’inégalité analysé précédemment est de fait sous-évalué. Parler de divergence oligarchique est d’autant plus représentatif que les plus fortunés peuvent changer facilement de nationalité de manière à complexifier tout rattachement à une communauté nationale d’origine. Combattre cette dérive implique un haut degré de coopération internationale de la part de pays qui se placent de base dans une logique de concurrence notamment fiscale.

« RÉGULER LE CAPITAL AU XXIe SIÈCLE »

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage se veut beaucoup plus programmatique et politique. Elle s’articule autour des chapitres 13 « Un État social pour le XXIème siècle », 14 « Repenser l’impôt progressif sur le revenu », 15 « Un impôt mondial sur le capital », 16 « La question de la dette publique ».

L’État social

Du XIXe siècle jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, la puissance publique avait pour fonction principale d’assurer les dépenses régaliennes. Avec 7%-8% il est possible d’assurer les missions de police, justice, armée, affaires étrangères, administration générale mais pas beaucoup plus. Il faut indiquer d’emblée que la réflexion sur la montée en puissance publique est particulièrement détaillée dans Capital et idéologie (2019) avec un développement tout à fait passionnant autour des théories exposées par Kenneth Pomeranz dans « Une Grande Divergence ». Avec un budget inférieur à 10% du revenu national, l’État s’implique très peu dans la vie économique et sociale. Et c’est d’ailleurs dans ce domaine que l’État va monter en puissance au cours du XXe siècle avec une augmentation de 25%-35% du revenu national sous forme de prélèvement obligatoire à partir des années 1920–1930 et jusqu’aux années 1970–1980 : 10%-15% du revenu national pour la santé et l’éducation, 10%-15% voire 20% du revenu national pour les revenus de transfert. A partir des années 1980, la part des impôts dans le revenu national se stabilisé à 45% pour l’Allemagne, 50% pour la France, 55% pour la Suède, 30% aux États-Unis et 40% au Royaume-Uni. L’objectif n’est pas une redistribution des richesses vers les pauvres mais le financement de services publics et de revenus de remplacement égaux pour tous dont la justification philosophique trouve ses racines dans la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 ainsi que la Déclaration de 1789 avec pour chacun des droits fondamentaux. Le droit à l’éducation, la santé, la retraite constituent un progrès historique majeur. Dans le contexte actuel, ce qui constitue un « modèle social européen » ne fait pas spécialement débat dans la mesure où personne ne propose de diminuer le taux de prélèvement de quelques 45%-55% à 10%-20%. A contrario, aucun courant ne propose une augmentation des prélèvements à 70%-80% du revenu national. Pendant les Trente Glorieuses, l’augmentation des revenus à 5% par an rend tout à fait acceptable une progression du taux de prélèvement. Dans les années 1980–1990 quand la croissance du revenu individuel s’abaisse à 1% continuer à augmenter le taux de prélèvements devient impossible. La seule possibilité réside dans une forme de progressivité fiscale. Par ailleurs, en plus de l’acceptabilité sociale, il convient de raisonner en termes de besoins : la santé et la formation restent des priorités mais le pouvoir d’achat en est une autre. Si le secteur n’est pas amené à croître, les débats porteront sur son organisation et sa modernisation, son amélioration. Dans la mesure où les dépenses publiques s’élèvent à 50% du revenu national, il est essentiel d’en débattre fréquemment et de voir en quoi l’État social répond aux besoins du public. En la matière, les institutions éducatives doivent s’améliorer car elles ne permettent pas de répondre à l’idéal méritocratique de la mobilité sociale.

Éducation et enseignement supérieur

Aux États-Unis, le revenu des parents est devenu un prédicateur parfait de l’accès à l’université : 80% des enfants des 25% les plus riches accèdent désormais à l’université tandis que la proportion chez les 50% les plus pauvres stagne à 10%-20% depuis les années 1970. Cette situation pourrait s’expliquer par les frais d’admissions particulièrement élevés outre-Atlantique mais également de l’importance accordée à la capacité financière des parents à faire des dons comme critère d’admission. A noter que les frais élevés mènent à une autonomie et un dynamisme qui fait l’attractivité mondiale des universités américaines. Une situation qui dénote avec la logique européenne (exception faite du Royaume-Uni) où les droits d’admission doivent être faibles ou nuls (les écoles de commerces et science Po faisant office d’exception). La gratuité n’est malgré tout pas suffisante en raison de mécanismes de sélection socio-culturels qui remplace la sélection financière américaine. En France, le système des grandes écoles consacre une dépense publique plus élevée aux étudiants issus des milieux favorisés quand les étudiants issus des milieux les plus modestes reçoivent une dépense publique plus faible à l’université. L’égalité des chances dans l’enseignement supérieur reste donc un défi pour le XXIe siècle. Thomas Piketty propose de chercher des solutions dans une combinaison d’autonomie des universités et des étudiants dans un contexte de prise en charge collective des coûts à l’image des pays nordiques et de l’assurance-maladie. Mais avant toute chose, il faut pouvoir analyser la situation en détail ce qui nécessite de la transparence.

Retraites

Dans un système de répartition, les cotisations prélevées sur les salaires sont directement utilisées pour les payer les pensions de retraites. Les cotisations sont fonction de la masse salariale qui est d’autant plus élevée que le taux de croissance est important. Le taux de croissance est donc particulièrement important pour le bon fonctionnement du système. Or, le taux de croissance de 5% par an en France pendant les Trente Glorieuse est passé à 1,5% par an dans les années 1980. Dès lors les débats émergent : le taux de rendement du capital plus élevé ne fait-il pas d’un système par capitalisation une meilleure option que le système par répartition ? Tout d’abord, la transition n’est pas simple pour la première génération sur le point de partir en retraite verrait ses cotisations partir en investissement. Par ailleurs, l’inégalité r>g est vraie en moyenne mais ne permet pas de garantir à court terme un bénéfice systématique. Le système par répartition est plus sûr. Mais il ne faut pas pour autant écarter les avantages de la capitalisation d’un revers de manche. Pour Thomas Piketty, l’augmentation de l’espérance de vie pause de réelles questions : certaines personnes sont tout à fait capables et souhaitent travailler jusqu’à 70 ans ; d’autres qui ont exercé des métiers pénibles ou peu épanouissants aspirent à prendre une retraite plus tôt d’autant plus que leur espérance de vie est inférieure. Faire évoluer le système de retraite nécessite de prendre en compte ces nombreuses réalités. De plus, dans le cas du système français, le nombre de régimes ne permet pas une compréhension simple des droits individuels et de prendre en compte efficacement des trajectoires professionnelles plus variées et moins linéaires qu’elles ne l’étaient pas le passé. Thomas Piketty propose de mettre en place « un régime unique des retraites fondés sur des comptes individuels, permettant à chacun d’acquérir les mêmes droits, quelle que soit la complexité de sa trajectoire professionnelle ». L’objectif est que chacun puisse anticiper au mieux ses droits à la retraite et effectuer en conséquence les meilleurs choix d’épargne et d’accumulation patrimonial exploitant ainsi l’inégalité r>g dans une monde de faible croissance et donc les atouts d’un système par capitalisation même pour les plus modestes.

Les pays émergents

Dans les pays les plus pauvre, le taux de prélèvement publics est compris entre 10% et 15%. De tels niveaux laissent peu de marges de manœuvre en dehors des fonctions régaliennes sauf à mal payer l’ensemble des agents publics avec pour conséquences une médiocrité des services publics. Cette spirale est très dommageable car de mauvais services publics sont à leur tour un mauvais argument pour justifier l’augmentation des prélèvements et donc le développement de l’État social. Par ailleurs, la stabilité est essentielle à la construction de l’État. Or, les pays émergents sont souvent passés par un processus de décolonisation chaotique et ont pu être l’objet d’expérimentation libérales brutales avec l’abaissement des droits de douanes à un moment où le système fiscal était encore balbutiant. Ces évolutions largement influencées par les pays riches n’ont pas aidé au développement de l’État social. Que les pays émergents suivent la voie des pays européens pour le développement d’un État social est incertain. En effet, il existe déjà de grands écarts entre les pays riches comme la France, l’Allemagne et la Suède où le taux de prélèvement est de 45%-55% et les États-Unis et le Japon qui se positionnent à 30%-35% sans perspective de changement. Finalement, il y a une grande diversité de profils dans les pays émergent. Thomas Piketty note que la Chine est relativement avancée dans la modernisation fiscale avec un impôt qui concerne une part importante de la population. Un avantage de la Chine par rapport à l’Inde qui rencontre des difficultés découle de l’importance du salariat en Chine.

L’impôt progressif

Dans ce nouveau chapitre, Thomas Piketty présente un panorama des types d’impôts : sur le travail, sur le capital, sur la consommation. Au XXe siècle se développe une nouvelle forme de prélèvement : la cotisation sociale avec pour objectif de financer les revenus de transfert (retraite, chômage mais aussi, dans le cas français : assurance maladie et allocations familiales). Évidemment, il est tout à fait possible de financer les dépenses sociales via l’impôt sur le revenu ce qui est le choix du Danemark. Un impôt sur la consommation est indirect car il n’est pas lié directement au revenu du consommateur et il est payé indirectement par la consommation. L’impôt peut être proportionnel quand le taux est le même pour tous (exemple : flat tax), progressifs quand il cible les plus riches, régressif quand il cible les plus modestes (exemple : poll tax). La question de l’impôt est essentielle car il s’agit des ressources que les citoyens décident démocratiquement d’affecter à leurs projets communs de formation, santé, retraites, inégalités, emploi, développement durable. Sans surprise, chaque bouleversement politique s’accompagne d’une révolution fiscale : Impôt, destin commun, capacité d’agir sont étroitement liés. L’État social moderne qui se caractérise par d’importants droits sociaux implique de prélever une part importante du revenu national pour se financer et de mettre à contribution l’ensemble des citoyens si bien qu’impôt proportionnel et progressif s’associent parfaitement à l’État fiscal et sociale moderne.

La progressivité fiscale jour un rôle important de redistribution. L’issue des chocs de 1914–1945, la progressivité fiscale sur le sommet des revenus et successions contribue à la déconcentration des patrimoines. A l’inverse, dans les années 1970–1980, aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’abaissement de la progressivité fiscale sur les revenus provoque l’envolée des très hautes rémunérations. Parallèlement, le contexte est à la libre circulation des capitaux et de la concurrence fiscale en états (notamment au sein de l’espace européen) ce qui conduit à une course-poursuite de réduction/exemption qui mène à au système de prélèvement fiscal régressif d’aujourd’hui. Pour les plus pauvres, le taux moyen de prélèvement est de 40%-45% et découle essentiellement de la consommation et des cotisations sociales. Pour la classe moyenne, le taux de prélèvement est de 45%-50% avec une importance croissante de l’impôt sur le revenu. Pour les 5% plus aisés, le taux de prélèvement décroît avec un taux de 35% pour les 0,1% les plus riches. Au sommet de la hiérarchie des revenus, les revenus du capital prennent une importance croissante et l’optimisation voire l’évasion fiscale permettent de contourner le barème progressif. Cette sécession des plus riches met en péril le consentement fiscal dans son ensemble avec une montée de l’individualisme et des égoïsmes. L’inégalité est davantage accrue lorsque les ressources reçues de l’héritage sont prises en compte.

Le fait que la mondialisation commerciale mette davantage la pression sur les travailleurs moins qualifiés justifierait l’accroissement de la progressivité fiscale faute de quoi il ne faut pas s’étonner d’une tendance à remettre en cause le libre-échange et la mondialisation. D’autant plus si l’on souhaite maintenir le taux de prélèvement global, chacun doit être mis à contribution. L’impôt progressif est essentiel pour la viabilité de l’État social au XXIe siècle.

En France, c’est l’arrivée de la guerre et les besoins de financement qui en découle qui mène à l’instauration de l’impôt général sur le revenu par la loi du 15 juillet 1914 avec une progressivité très faible puisque le taux n’est que de 2% pour les plus hauts revenus. Pour d’autres, l’évolution se fait de manière plus réfléchie : Danemark en 1870, Japon en 1887, Prusse en 1891, Suède en 1903, Royaume-Uni en 1909, États-Unis en 1913. Si les débats sont virulents, un consensus s’instaure sur l’application d’un barème progressif au revenu global c’est-à-dire les revenus du travail et du capital : prendre en compte la capacité de chacun, réduit les inégalités produites par le capitalisme industrie est au cœur des préoccupations. Les conséquences financières de la guerre mènent la France, le 25 juin 1920 à augmenter le taux supérieur à 50% qui est un niveau typique de l’État moderne. En Prusse, aux États-Unis, au Royaume-Uni etc., l’impact de la guerre accélère la mise en œuvre de la progressivité fiscale. Il est très difficile d’imaginer les trajectoires qui auraient été prises en l’absence de guerre. Thomas Piketty évoque les grandes évolutions historiques : l’impôt « cédulaire » britannique de 1842 à 1909 ; la taille, le dixième, le vingtième en France sous l’Ancien Régime ; le projet de dime royale de Vauban en 1707 ; la fiscalité « indicaire » (= sur la base d’un indicateur de la capacité contributive : portes, fenêtres de la résidence principale ?) ; la contribution foncière crée en 1792 qui s’apparente à un impôt progressif sur la rente foncière ; l’impôt sur les valeurs mobilières en 1872 sous la IIIe République etc. L’impôt progressif sur les successions est la deuxième innovation fiscale majeur du XXe siècle. Initialement l’impôt sur les successions est créé en 1791 sous une forme strictement proportionnelle. A partir du 25 février 1901, l’impôt devient progressif, avec un taux très faible de 5% qui ne pause aucune difficulté pour la transmission des patrimoines les plus élevés. A l’époque ces faibles taux sont considérés comme prohibitifs par les opposants qui complètent l’argumentation par le fait que la France sera devenue parfaitement égalitaire grâce à la Révolution de 1789. De fait, l’impôt progressif serait une bonne chose pour le Royaume-Uni aristocratique et l’Allemagne autoritaire mais par pour la France. L’instauration de l’impôt sur le revenu permet d’affiner la connaissance des inégalités et de contredire largement cette argumentation. Comme l’indique Thomas Piketty, même à taux faible, l’impôt est une source de connaissance et de transparence essentielle à la démocratie.

Ce sont les pays anglo-saxons qui ont inventé l’impôt confiscatoire sur les revenus et patrimoines jugés excessifs dont l’objectif n’est pas d’obtenir des recettes fiscales supplémentaires mais d’empêcher l’émergence de revenus jugés excessifs. L’évolution de telles pratiques aux États-Unis en premier lieu ainsi qu’au Royaume-Uni découlent de l’attachement particulier de ces pays aux libertés individuelles et au contexte d’inégalité du Gilded Age aggravé par la crise de 1929. L’impôt progressif respecte la libre concurrence et la propriété privée tout en instaurant des incitations claires, prévisibles et démocratiquement débattues. En 1919 Irving Fischer entrevoit les ordres de grandeurs suivants : 2% de la population détiendrait 50% de la fortune. Il s’agit du principal problème économique des États-Unis. Dans la foulée, la crise des années 1930, très violente, décrédibilise les élites économiques et financières. L’arrivée de Roosevelt au pouvoir s’accompagne d’une forte augmentation du taux supérieur de l’impôt sur le revenu de 25% à 63% en 1933 puis à 67% en 1937, 90% dans les années 1960 puis 70% jusqu’aux années 1980. En Europe, le seul pays à attendre les sommets des États-Unis est le Royaume-Uni qui propose une distinction entre « revenu gagné » ou « earned income » et « revenu non gagné » ou « unearned income ». Pendant la période 1940 à 1970, le taux supérieur atteint 98%. Transposé dans les conditions de 2010, un tel impôt concernerait les 0,5% ou 0,1% les plus riches. De manière cohérente avec une forte imposition des « revenus non gagnés », le Royaume-Uni met en place un impôt progressif avec un taux supérieur de 70%-80% dans les années 1940–1980 : un outil essentiel pour démocratiser le système économique.

Le taux supérieur de l’impôt sur le revenu en Allemagne et en France est resté stable autour de 50%-60% pendant la période 1930–2010 avec une tendance à la baisse dans la période récente. Après tout une période d’augmentation du taux supérieur d’imposition, il s’opère dans les années 1980 un grand retournement au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le taux supérieur qui plafonnait à 80%-90% est abaissé à 30%-40% dans le cadre de la révolution conservatrice.

La corrélation avec la hausse de la part du centile supérieur est presque parfaite. La théorie de la productivité marginale comme justification du salaire ne tient pas pour expliquer cette évolution. Depuis 1970 il n’y a pas de corrélation entre baisse du taux supérieur d’imposition et croissance de la productivité individuelle de même que la croissance n’a pas été plus forte au Royaume-Uni et aux États-Unis qu’en France ou en Allemagne depuis 1970–1980. Thomas Piketty propose plutôt en explication la transformation du mode de formation et de négociation des salaires : avec un taux supérieur très inférieur à 80%-90%, les super-cadres ont plus intérêt à négocier des salaires élevés. Des données disponibles sur la rémunération des cadres dirigeants permet de confirmer cette théorie. De plus, elle permet de montre que la capacité à obtenir une augmentation non justifiée par la performance économique est plus élevée dans les pays à faible taux supérieur (=taux marginal). La taille des entreprises, l’importance du secteur financier, la concurrence, les procédures de gouvernance ne sont pas non plus des explications convaincantes. Seuls des taux d’imposition dissuasifs permettraient de mettre fin à l’explosion des hautes rémunérations. Fort de ce constat, Thomas Piketty propose un taux supérieur de 80% et insiste sur le fait que seule la délibération et l’expérimentation démocratique permet de fixer le taux et le niveau seuil de revenu à partir duquel l’appliquer. Un tel schéma est tout à fait à la portée des États-Unis (en Europe, les pays de plus petite taille et la concurrence fiscale complexifient la mise en œuvre). Néanmoins, la concrétisation semble peu probable en raison d’une dérive oligarchique que des chercheurs analysent : la classe politique est nettement plus riche que la moyenne des États-Unis. De fait, ses intérêts convergent avec ceux des élites économiques et financières totalement déconnectés avec l’intérêt général.

La seule exception à cette démarche en Europe est l’Allemagne entre 1947 à 1949 quand les Alliés sous domination des États-Unis administrent le pays. En France, le taux ne dépasse jamais 30%-40% entre 1930 et 1980.

Impôt et cadastre mondial

Inventés au XXe siècle, l’État social et l’impôt progressif sur le revenu doivent continuer à jouer un rôle central au XXIe siècle. Pour reprendre le contrôle du capitalisme financier globalisé au XXIe siècle d’autres outils sont indispensables doivent compléter les innovations social-fiscal du XXe siècle :

  • un impôt mondial et progressif sur le capital et une très grande transparence financière internationale. Il s’agit-là d’une « utopie utile ». Il est évident que cela ne se fera pas en un jour. Il faudra procéder de manière graduelle avec les pays qui le souhaitent, à l’échelle régionale puis continentale etc. Mais il s’agit d’un point de référence qui doit permettre d’évaluer de manière plus pertinente les solutions alternatives. L’objectif est de disposer d’un impôt annuel et progressif prélevé sur le capital individuel (=valeur nette des actifs, déterminé par la valeur de marché des actifs financiers et non financiers). Dans cet esprit, chaque administration fiscale nationale doit recevoir les informations lui permettant de calculer le patrimoine net de ses ressortissants. Si un tel impôt est en mesure de rapporter des recettes à hauteur de 3%-4% de revenu national, ce qui n’est pas négligeable, l’objectif est avant tout de réguler le capitalisme et de permettre grâce aux information disponibles, une transparence démocratique. Réguler est essentiel au vu du risque majeur de divergence oligarchique caractérisé au chapitre 12 de l’ouvrage.
  • Concernant la transparence démocratique, une première étape pourrait être de commencer avec un taux de 0,1% sur les patrimoines s’apparentant à un droit d’enregistrement dans le but de constituer un cadastre financier du monde. Sans transparence financière il est impossible d’avoir un débat serein et démocratique sur les grands défis de l’État social dans les pays riches, sa construction dans les pays émergents, la transition énergétique etc. De plus, comment les organisations internationales telles que le FMI peuvent-elles prétendre surveiller le système financier mondial et gérer des crises financières sans véritable connaissance de la répartition mondiale des actifs financiers ?

En attendant la mise en œuvre de l’impôt mondial sur le capital, il est probable que des variantes de protectionnisme et de contrôle des capitaux assimilés à diverses formes de repli national seront mises en avant. Le risque de tensions entre pays ne peut être écarté. L’impôt mondial sur le capital proposé par Thomas Piketty a le mérite de réguler et de répartir les richesses entre pays et au sien des pays tout en préservant l’ouverture économique et la mondialisation. Dans cette démarche, il ne faut pas négliger l’existant : il existe déjà des formes d’impôt sur le capital dans la plupart des pays. Il s’agit d’identifier leurs limites. En matière de transmissions automatiques d’informations bancaires, les projets débattus sont extrêmement incomplets car ils ne couvrent pas l’ensemble des actifs et les sanctions envisagées sont minimalistes. Dans les pays anglo-saxons, la property tax porte sur le patrimoine immobilier uniquement et les emprunts ne sont pas déduits si bien qu’une personne lourdement endettée sera taxée au même niveau qu’une personne sans dette. De plus, le taux est proportionnel ou quasi proportionnel. Aux États-Unis, concernant les actifs immobiliers, un système sophistiqué de déclaration prérempli considérant la valeur de marché est en vigueur. Dans de nombreux pays d’Europe (France, Suisse, Espagne, Allemagne, Suède) un impôt progressif sur le patrimoine global est en vigueur mais en pratique de très nombreuses dérogations et des principes de valorisation peu pertinents sans rapport avec les valeurs de marché éloignent de la cible idéale proposée par Thomas Piketty. A la fin du XIXe siècle, l’Allemagne et la Suède ont mis en place un impôt progressif annuel sur le capital qui se sont avérés dysfonctionnels en raison de la déconnexion aux valeurs de marchés. Ils ont été supprimés. L’impôt permet également de durcir les définitions et les catégories, de produire des normes. La loi Facta « Foreign account tax compliance act » de 2010 et en vigueur en 2014–2015 impose à toutes les banques étrangères de transmettre au fisc américains les informations relatives aux ressortissants américains. Une rédaction trop peu précise et des sanctions restreintes au périmètre des activités américaines laissent des possibilités de contournement. Le mérite est néanmoins d’avancer dans la collecte d’information et de poser le débat. La directive européenne de 2003 quant à elle ne cible que les pays européens et exclu les actions qui sont prédominantes dans les déciles supérieurs. En 2013, la directive n’est toujours pas appliquée en raison de multiples propositions d’amendements. Les pays européens qui dépendent le plus des recettes fiscales pour le financement de l’État social sont étrangement ceux qui en font le moins pour régler le problème. Cela peut s’expliquer par une trop petite taille pour appliquer de telles règles dans le capitalisme globalisé du XXIe siècle. Alors qu’une monnaie unique a été créée, presque rien n’a été fait en matière de fiscalité. Finalement, seules des sanctions appliquées aux banques et aux pays récalcitrants permettraient d’obtenir des résultats. En effet, les pays comme le Luxembourg et la Suisse qui doivent une bonne partie de leur niveau de vie à l’opacité financière risquent de ne pas bouger en l’absence de sanction. L’objectif n’est évidemment pas un embargo et un protectionnisme généralisé mais de permettre à chaque État d’évoluer dans un monde économique ouvert sans siphonnage de la base fiscale. Les trois impôts progressifs sur le revenu, les successions et le capital jouent des rôles distincts et complémentaires. L’impôt sur le capital se justifie également sur la base d’une logique contributive et d’une logique incitative. Concernant la logique contributive, le constat est que la notion de revenu est très mal définie pour les très hauts patrimoines et le capital apparaît alors comme un meilleur indicateur de la capacité contributive que le revenu annuel. La logique incitative découle d’un enjeu d’optimisation de l’allocation des ressources, que celui qui utilise mal son capital soit pousser, via l’impôt, à s’en défaire progressivement. Le caractère imprévisible du rendement du capital mène à trouver un équilibre entre impôt sur le stock et impôt sur les flux de manière à ne pas aggraver par exemple, la situation d’une entreprise qui réaliserait conjoncturellement des pertes. Thomas Piketty insiste sur le fait que la proposition porte sur un impôt annuel à distinguer des impôts exceptionnels (exemple : France en 1945). Compte tenu du haut niveau capital, l’impôt progressif sur le capital mis en place à l’échelle européenne rapporterait des recettes de l’ordre de 2% du PIB (capital <1 million € : 0% ; 1 million € < capital < 5 millions € : 1% ; capital > 5 millions € : 2%). Chaque État pourrait en théorie atteindre de telles proportions à l’échelle nationale. Dans la mesure où le taux de rendement du capital augmente fortement dans les déciles supérieurs, le taux marginal d’imposition appliqué aux milliardaires pourrait être encore plus élevé de 5% voire 10%. Néanmoins, en l’absence de transmissions automatiques d’informations, le risque d’évasion sont très importants. L’expérience communiste qui abolissait la propriété privée mettait un terme à la divergence r>g en supprimant le rendement du capital. Néanmoins, il est difficile se passer de la propriété privée et de l’économie de marché qui permettent de coordonner les actions de millions d’individus de manière a priori plus efficace que la planification centralisée. L’impôt progressif a pour but de réguler le capitalisme tout en conservant les forces de la propriété privée de la concurrence.

Protectionnisme et contrôle des capitaux

Il existe d’autres voies pour réguler le capitalisme au XXIe siècle mais qui sont moins satisfaisantes que l’impôt mondial sur le capital. Pour retrouver un peu de souveraineté économique et financière le protectionnisme et le contrôle des capitaux sont une solution.

  • Le protectionnisme permet de protéger certains secteurs peu développés ou lutter contre les pays qui ne respectent pas certaines règles mais ne règle pas les risques de divergence oligarchique.
  • La liberté de circulation des capitaux a été promue par les organisations internationales au nom de la rationalité économique. Le contrôle des capitaux est d’ores et déjà appliqué par certains pays émergents désillusionnés des programmes d’ajustements structurels plébiscités par la communauté internationale. La régulation chinoise s’articule autour d’un contrôle de capitaux entrants et sortants ainsi qu’une définition a priori différente de la propriété privée compte tenu de la prédominance du parti (les milliardaires chinois peuvent-ils faire ce qu’ils veulent de leur argent ? sans doute que non). Par ailleurs, la modernisation du système fiscal chinois permet des investissements dans l’éducation, la santé et les infrastructures tout en offrant des possibilités de type impôt progressif.

Immigration

L’immigration permet également une forme de redistribution. Les États-Unis ont connu une importante croissance démographique du fait des flux migratoires. Et cela peut expliquer l’acceptabilité des inégalités dans la mesure où une bonne part des 50% les plus pauvres est né dans un pays plus pauvre que les États-Unis. Dans le cadre d’un rattrapage économique à l’échelle mondiale, la redistribution par l’immigration ne fait finalement que repousser la question de l’État social fiscal. D’autant plus nécessaire dans un contexte de libre-échange et de libre circulation, où l’immigration peut être mal vécue par les populations pauvres des pays riches. La transparence financière bénéficierait grandement aux pays les plus pauvres où les flux sortants dépassent généralement de très loin les flux entrant d’aide au développement.

La dette

L’État se finance soit par l’impôt soit par la dette. L’impôt est préférable en termes d’efficacité et de justice. Au début du XXIe siècle, les pays riches se retrouvent avec un important endettement. Pour la France près de 90% du PIB (environ la valeur des actifs public ce qui mène à un capital public proche de 0) soit un nouveau jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour les pays en développement, la moyenne est plutôt de 30% du PIB.

Il existe trois options pour sortir d’un niveau élevé de dette publique qui peuvent être combinées : l’impôt exceptionnel sur le capital, l’inflation, la cure d’austérité. Cette dernière option qui est la pire est actuellement retenue par l’Europe.

L’impôt exceptionnel permet de moduler l’effort en fonction du patrimoine de chacun. Cela peut se réaliser sur un an ou lissé sur dix ans. Un taux moyen de 15% (progressivité de 0% à 20% par exemple) permet de régler le sujet endettement public d’un coup dans le cadre d’une délibération démocratique. Il est également possible de lisser l’effort sur plusieurs années.

Deux autres options plus radicales sont évoquées pour bien montrer leurs limites : La valeur totale des actifs public est de l’ordre d’une année de revenu national. Une solution serait donc de privatiser la totalité des actifs publics. Les ménages les plus riches deviendraient propriétaires de hôpitaux, écoles etc. et chacun payerait donc un loyer au plus fortunés pour accéder aux services “publics”. Dans le but d’assurer durablement les missions de l’État social, une telle solution est difficilement envisageable bien que certains y pensent très sérieusement. Une autre possibilité serait de répudier la dette à l’image du haircut grec de 2011–2012. A l’échelle européenne les conséquences d’une telle mesure sont très hasardeuses. De plus, rien ne garantit que ceux qui doivent être ciblés (ceux qui ont pris le plus de risque) le soient effectivement compte-tenu des transactions incessantes sur les marchés. La cure d’austérité a déjà été évoquée mais il faut rappeler l’exemple historique du Royaume-Uni de consacrer un excédent budgétaire de 2%-3% du PIB en moyenne de 1815 à 1914 (!) pour se débarrasser de la dette des guerres napoléoniennes. Une charge supérieure aux dépenses d’éducation et une redistribution au profit des détenteurs de titre de dette. L’endettement public est un instrument de redistribution entre public et privé qui est de nature à favoriser les prêteurs dans un contexte d’inflation faible typique du XIXe siècle pendant lequel l’inflation était nulle mais aussi du nouveau paradigme monétaire de faible inflation qui s’installe dans les années 1970. Dans la mesure où la dette publique est un actif nominal dont le prix est fixé à l’avance et non un actif réel dont le prix évolue en fonction de la situation économique, l’inflation est en mesure de réduire la valeur réelle de la dette. En l’absence d’inflation ou quand celle-ci est très limitée, il est plus intéressant de prêter une somme donnée à l’État et de recevoir des intérêts pendant des décennies que de la payer un impôt sans contrepartie. Le débat sur la dette public est un débat profondément politique sur le partage des richesses. C’est la raison pour laquelle les socialistes du XIXe siècle étaient très méfiants vis-à-vis de la dette publique. Il n’en demeure pas moins qu’à la suite des deux Guerres mondiales, la dette a été noyée dans l’inflation et repayée en monnaie de singe ce qui a permis un financement de l’État en limitant les hausses d’impôts. Ceci est en particulier vrai pour l’Allemagne qui se caractérise cependant aujourd’hui par une peur profonde de l’inflation.

L’inflation

Finalement, l’inflation souvent présentée comme la panacée présente en réalité un certain nombre d’inconvénients : tout d’abord un risque d’emballement qu’il est potentiellement très compliqué d’arrêter ; une inflation très élevée peut certes réduire la dette en très peu de temps mais les petits épargnants peuvent être ruinés (exemple : pauvreté du troisième âge en France dans les années 1950 qui force la mise en place d’un minimum vieillesse en 1956) ; l’inflation n’empêche en rien les hauts patrimoines fortement diversifiés de dégager un rendement supérieur de ce dernier point de vue, l’inflation peut donc favoriser un usage plus rationnel du capital en « sanctionnant » l’argent qui dort. Finalement, l’inflation est un outil relativement grossier, imprécis dans son ciblage qui se substitue très imparfaitement à l’impôt sur le capital.

Afin de mieux comprendre l’inflation il faut regarder le rôle des banques centrales dans la régulation et redistribution du capital. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’étalon-or est la norme internationale : la masse monétaire évolue selon la quantité d’or (et d’argent) : moins d’or, moins de monnaie et inversement. La création monétaire n’accompagne pas les besoins de l’économie. La suppression de la référence à un métal précieux libère le pouvoir de création illimitée de la monnaie par les banques centrales. Mais la vision qui s’impose initialement est très conservatrice. En effet, aux Etats-Unis, la banque centrale refuse de prêter des liquidités aux banques commerciale lors de la crise des années 1930 si bien que ces dernières font faillite aggravant ainsi la situation. Le rôle de « prêteur en dernier ressort » émerge. Il sera d’ailleurs appliqué à la lettre lors de la crise de 2007–2008 (à l’exception de Lehman Brothers). La banque centrale a désormais pour mission principale d’assurer la stabilité du système financier. Une étude précise de la crise de 1929 permet à Milton Friedman de conclure que pour assurer une croissance paisible, une politique monétaire qui veille à la progression régulière des prix est une condition nécessaire et suffisante. Il est inutile d’avoir recours aux emplois publics du New Deal. Cette vision s’impose dans les années 1970–1980 à l’occasion de la révolution conservatrice.

En soi, les banques centrales ne créent pas de richesse car la création monétaire est une opération de prêt : l’actif est égal au passif. C’est finalement la suite des événements dans l’économie réelle qui se traduit par la création de richesse ou non (sauvetage d’une entreprise à raison ou à tort dans la mesure où elle empêche l’émergence d’un concurrent viable). Par temps calme, la banque centrale assure que la création monétaire accompagne l’activité économique : des prêts de très courte durée aux banques. Depuis la crise de 2008, la durée des prêts est passée de quelques jours à 3 mois voire 6 mois. Les prêts ainsi que des achats d’obligations en direct concernent les sociétés non financières et les États. Ainsi les banques centrales ont la capacité d’éviter des faillites avec une intervention rapide contrairement à l’impôt qui prend du temps à être défini et voté. Si une banque centrale peut racheter toutes les entreprises d’un pays elle n’en a pas la légitimité démocratique (leur administration n’est pas dimensionnée pour non plus). C’est donc à l’État de faire l’interface. Les banques centrales ne peuvent forcer à investir. Et la situation d’après crise l’illustre : si l’inflation reste faible malgré d’énormes injections de liquidité, c’est que les investisseurs privés ne savent pas bien quoi en faire. L’important pouvoir d’une banque centrale implique d’en cadrer de manière très précise les statuts et les missions. Le cas de la BCE est particulièrement restrictif avec l’objectif de stabilité des prix qui domine celui de plein emploi et de croissance. La BCE doit attendre que les banques prêtent aux États avant de racheter les titres sur le marché secondaire. Et au sein de la zone euro, la BCE doit jongler entre 17 États et dettes publiques différents.

La crise financière de 2009–2010 est à la fois une crise de la dette et une crise bancaire : les banques détiennent des titres de dette publique à valeur douteuse, le système de crédit se bloque ce qui mène à la dégradation des finances publiques. Pour faire face à cette situation en Grèce la BCE s’associe à la commission européenne et au FMI pour constituer la Troïka. L’incapacité à lever l’impôt sur les hauts patrimoines mène à une vague de privatisation du capital public. De même en 2013 avec la crise chypriote, l’absence de cadastre financier à disposition de la Troïka mène à un projet d’impôt injuste. Pour certains États du sud de l’Europe, les taux d’intérêt se sont envolés avec des conséquences importantes sur les comptes publics. Au sein de l’euro, la perte de souveraineté monétaire empêche un pays de dévaluer sa monnaie pour regagner en compétitivité.

La construction européenne face à la crise

Ces crises questionnent les institutions européennes qui devraient garantir des taux faibles et un endettement public sécurisé. Pour dépasser cette situation, la mise en commun des dettes apparaît comme une solution. La solution allemande de fonds de rédemption doit être complétée d’un volet politique que constituerait un parlement budgétaire de la zone euro constitué des députés des parlementaires nationaux des pays de la zone euro plus légitimes que les parlementaires européens sur les questions des budgets. Il est possible de compléter cette proposition par l’élection au suffrage universel d’un Président de l’UE. Un ministre des Finances responsable devant le parlement de l’eurozone. Dans tous les cas, la sortie de crise passe par une transparence démocratique que le conseil des chefs d’États et des ministres des Finances ne remplissent pas (délibérations secrètes, pas de débat public contradictoire etc.).

L’impôt sur les bénéfices des sociétés fait l’objet d’une concurrence rude au sein de l’UE avec le cas de l’Irlande et les ex-pays de l’Est. Thomas Piketty propose une déclaration unique de revenu à l’échelle de l’UE associée à une clef de répartition (ventes, salaires) et fait remarquer que l’impôt sur les bénéfices n’est lui-même pas progressif si bien que l’impôt progressif et individuel sur le capital ou le revenu est toujours préférable. État-nation, démocratie, mondialisation constituent un trio instable. A défaut d’union pour une politique européenne pour contrôler le capitalisme et construire un modèle social européen pour le XXIe siècle, le risque est une concurrence à outrance avec suppression de l’impôt sur les sociétés et prépondérance des impôts sur la consommation absolument pas progressifs et donc injustes comme au XIXe siècle.

Quel est le niveau souhaitable de dette publique ?

Pour répondre à la question de la dette, il est essentiel de répondre à la question complémentaire : quel est le niveau de capital public et global souhaitable ? A cette question Thomas Piketty introduit les réflexions d’Edmund Phelps sur la “règle d’or” : quand le taux de rendement du capital est égal au taux de croissance alors la part du capital dans le revenu national est égal au taux d’épargne. Le capital a atteint un niveau tel que toute l’épargne doit être consacrée pour maintenir le niveau de stock. Dans ces conditions, impossible pour autant de savoir si le capital vaut 10, 20 ou 30 fois le revenu national. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’attendre la saturation de la règle d’or puisque l’impôt sur le capital peut tout à fait abaisser le taux de rendement en dessous du taux de croissance.

La notion de “règle d’or” se retrouve également dans les traités européens (Maastricht, 1992) pour indiquer le niveau de déficit public et d’endettement public à ne pas dépasser (respectivement 3% du PIB et 60% du PIB). Ces valeurs considérées en dehors de toute considération du niveau de capital national (public+privé) n’a aucun sens. Actuellement, même avec un capital public nul (endettement équivalent à la valeur des actifs publics) le capital global n’a jamais été aussi élevé. L’endettement public coûte cher avec des niveaux qui dépasse le niveau d’investissement dans l’enseignement supérieur. C’est là l’urgence de réduire l’endettement public. Et pour ce faire, l’impôt sur le capital est le plus efficace.

Quel lien entre réchauffement climatique et capital ?

Les ressources naturelles sont inégalement réparties ce qui pose également des problématiques d’inégalités et de leur régulation. En 1991, l’Irak attaque le Koweït pour accaparer ses ressources pétrolières ce qui nécessite l’intervention militaire des États-Unis. Par ailleurs, la rente pétrolière se traduit par des inégalités régionales fortes : l’Égypte de 85 millions d’habitants peine à trouver le financement pour son budget d’éducation de 5 milliards de dollars quand 300 000 qataris se partagent 100 milliards de pétro-dollars. Afin d’éviter les guerres il faut donner aux pays les moyens de leur développement.

Le réchauffement climatique a été abordé d’un point de vue économique dans le cadre de la querelle Stern vs Nordhaus. Le premier considère un taux d’actualisation de 1%-1,5% et justifie dès à présent de consacrer 5% du PIB mondial à la lutte contre le réchauffement climatique. Le second considérant un taux d’actualisation de 4%-4,5% aboutit à la conclusion qu’un tel niveau de mobilisation est actuellement déraisonnable. Pour Thomas Piketty, ce débat passe à côté de l’essentiel : dans le contexte actuel de marasme économique, la “relance écologique” est une opportunité. Avec des taux d’intérêt faibles, si le privé n’investit pas, pourquoi le secteur public ne devrait-il pas prendre la main ? Éviter la destruction de la nature est bien plus complexe que réduire l’endettement public. Avant de mobiliser des sommes colossales, Thomas Piketty interroge : est-on sûr des investissements à réaliser ? Quelle organisation public-privé ? Quels droits de propriété ? Tout miser sur les hautes technologies ou imposer d’ores et déjà des baisses de consommation en hydrocarbures ? Probablement un mélange de tout cela.

Pour terminer la quatrième partie de l’ouvrage, Thomas Piketty conclut que l’un des grands enjeux du XXIe siècle consiste à construire de nouvelles formes de propriété et de contrôle démocratique du capital. Des organisations intermédiaires entre les paradigmes du capital privé et du capital public, où la transparence économique et financière est importante pour une fiscalité juste mais peut être encore plus pour une économie démocratique. L’information comptable et financière serait toutefois bien insuffisante sans participation à la prise de décision. Il s’agit dès lors d’étendre la participation de l’ensemble des acteurs économiques à l’image du droit de vote des salariés dans les conseils d’administration. Ces thématiques font l’objet de plus amples développements dans Capital idéologie.

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Written by Frexit Ecologique

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