La préparation d’une tragédie énergétique
Cette analyse s’inscrit dans notre dossier “Écologie : ce qui pose problème dans les traités européens”.
L’analyse des articles 3 et 4 du TFUE montre qu’il est impossible de parler d’écologie sans parler d’UE. L’énergie, qui fait l’objet de l’article 194 du TFUE, apparaît comme une compétence partagée entre les États membres et l’Union supranationale. Cela suppose une certaine autonomie des États en matière de politique énergétique mais cela n’exclut pas une vision européiste de ce secteur essentiel pour le développement économique et qui sous-tend notre société moderne.
L’emprise de l’UE sur la politique énergétique et climatique de la France est peu connue mais bien réelle. C’est un enchevêtrement juridique qui doit être décortiqué patiemment.
L’analyse de l’article 194 permet de tirer des conclusions sur l’essentiel des conséquences du cadre européen. Néanmoins, chacun doit avoir à l’esprit l’intégration européenne supplémentaire qui s’est opérée entre 2015 et 2019 par la mise en place de l’Union de l’énergie et la gouvernance de l’union de l’énergie et de l’action pour le climat. Nous avons pris le soin de faire le lien autant que de besoin pour une analyse la plus complète possible tout en gardant le souci de synthèse.
Le cadre européen
Le cadre général de la politique énergétique de l’UE découle de l’article 194 du TFUE qui affiche quatre objectifs :
- assurer le fonctionnement du marché de l’énergie
- assurer le fonctionnement du marché de l’énergie
- promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables
- promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques
Analysons chacun d’entre eux.
Assurer le fonctionnement du marché de l’énergie
Comme à l’accoutumée dans les traités européen, l’objectif est l’extension de la logique de marché au secteur énergétique. La mise en place du marché de l’énergie remonte aux années 1990. A cette époque débute la stratégie de démantèlement/désintégration dont sont victimes EDF et GDF.
Les activités de production, transport, distribution, fourniture de l’électricité et du gaz vont être progressivement séparées avec la création de monopoles naturels que sont le transport et la distribution d’une part (la concurrence sur les réseaux de transport et de distribution reviendrait à démultiplier ces infrastructures avec une explosion des coûts, cela n’a aucun intérêt) l’ouverture à la concurrence pour les moyens de production et la fourniture d’autre part (la concurrence sur la production et la fourniture pousse les différents acteurs à produire moins cher et à fournir des offres plus compétitives, en théorie…). Le bilan du marché européen de l’énergie est un échec. Le prix de l’électricité n’a fait qu’augmenter avec l’intégration européenne. Et plus récemment, la stratégie énergétique européenne qui se traduit par une augmentation de la dépendance au gaz se traduit par des conséquences alarmante pour le pouvoir d’achat. A ce propos, il faut toujours avoir en tête la fameuse citation de Marcel Boiteux, ancien Directeur général d’EDF, qui alertait sur les conséquences d’une ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité : « le problème n’est plus de faire baisser les prix, mais d’accepter ou non de les laisser monter pour s’aligner sur ceux du marché libre : on avait ouvert l’électricité à la concurrence pour faire baisser les prix et il faudrait aujourd’hui les élever pour permettre la concurrence ! ». La concurrence n’a pas nécessairement pour mérite de faire baisser les coûts mais plutôt que les prix reflètent les coûts. C’est typiquement ce qui se passe aujourd’hui : avec la flambée des prix du gaz, le prix de l’électricité produite avec ce combustible flambe également. Au sujet du fonctionnement du marché de l’énergie en Europe, nous recommandons vivement la lecture de l’ouvrage de Jacques Percebois intitulé “Transition(s) électrique(s): Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire” dont nous gardons une idée intéressante : non à la concurrence par le marché mais oui à la concurrence pour le marché. Il s’agit de prendre le contrepied de la logique européiste.
Assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union
Eurostat fournit les statistiques énergétiques depuis 2005. La construction européenne était bien entamée même si des élargissements vers l’Est devaient encore arriver. En 2005, le mix énergétique est composé à 79% d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz), à 14% de nucléaire et 7% d’énergies renouvelables (biomasse, hydraulique, éolien, solaire, biocarburants) pour une consommation primaire de 1820 Mtep. Les énergies renouvelables seront désignées par l’acronyme ENR dans la suite.
En 2009, date d’entrée en vigueur des TUE et TFUE, le mix énergétique est peu différent avec 77% d’énergies fossiles pour une consommation primaire de 1680 Mtep. En 2017, dernière année pour laquelle les statistiques d’eurostat sont disponibles, le mix énergétique est à 73% d’énergies fossiles pour une consommation primaire de 1653 Mtep. La consommation primaire de l’UE a donc baissé selon un rythme de -0,8% entre 2005 et 2017 (-2% par an entre 2005 et 2009 ; -0,2% par an entre 2009 et 2017). Sur la même période, l’usage des énergies fossiles a bien diminué selon un rythme légèrement supérieur de -1,3% par an (-2,6% par an entre 2005 et 2009 ; -1,3% par an entre 2009 et 2017). Malgré plus d’une décennie d’annonces européistes en faveur de l’écologie et d’un monde soutenable, les énergies fossiles restent archi-dominantes. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, le bilan est également une réduction de l’empreinte carbone de 1% alors qu’un rythme d’au moins 4% aurait été requis. Désormais, en raison de la procrastination qui découle du manque de vision et de courage politique, il faut aller beaucoup plus vite (7% par an de 2021 jusqu’à 2050) ce qui politiquement devient de plus en plus compliqué.
Alors que la baisse de la consommation primaire d’énergie peut sembler être une bonne nouvelle, le taux de dépendance énergétique n’a malheureusement cessé d’augmenter sur la période pour atteindre quasiment les 100% pour le pétrole, 90% pour le gaz, un peu plus de 40% pour le charbon. Pour l’énergie critique de la mobilité qu’est le pétrole, il est impossible de parler de sécurité d’approvisionnement du point de vue de l’UE. D’autant plus que plus de 50% des approvisionnements européens sont concernés par fort risque de déclin. Concernant le gaz, sa position dans le mix énergétique s’est renforcée avec le développement des ENR et la “sortie” du charbon. Pour accompagner l’intermittence de certaines ENR et assurer l’équilibre réseau (offre=demande), le gaz est le moyen récurrent en Europe car l’idéologie ambiante est majoritairement antinucléaire (ce qui explique le fait que le nucléaire n’ait pas été intégré spontanément dans la taxonomie et fasse l’objet d’une confrontation politique entre la France et l’Allemagne). Alors que la production de gaz sur le territoire de l’UE est en chute libre depuis l’an 2000, le taux de dépendance pour le gaz a littéralement explosé. Dans le cas du gaz comme dans le cas du pétrole, il est impossible de parler de sécurité d’approvisionnement du point de vue de l’UE. L’ensemble des projets d’interconnexions tels que Nord Stream 2 avec la Russie (projet volé par l’Allemagne à l’Italie — au sein de l’UE on se respecte…) n’est d’aucune aide par rapport à cet état de fait, bien au contraire. La politique énergétique européenne, idéologiquement antinucléaire (alors que le nucléaire est la première production énergétique du territoire de l’Union !), est une catastrophe en termes de sécurité d’approvisionnement.
Promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables
En matière d’efficacité énergétique, le règlement (UE) 2018/1999 relatif à la gouvernance de l’union de l’énergie et de l’action pour le climat vise une consommation d’énergie primaire finale pour 2030 de 1 273 Mtep. Vu de 2017, cela correspond à une réduction de la consommation selon un rythme de 2% par an entre 2017 et 2030. Comme indiqué précédemment, le rythme historique est de 0,8% par an pendant plus de dix ans et 0,2% sur la période la plus récente. La trajectoire prévue pour 2030 est un pari ambitieux dont on peut s’interroger du réalisme. Il se réalise sur fond de dépendance énergétique et de risque d’approvisionnement majeur. Le développement des ENR apparaît comme un objectif de l’UE. Cela peut paraître surprenant au vue des origines de la construction européenne qui est en 1957 mettait le nucléaire au cœur du projet commun avec le traité EURATOM toujours en vigueur. La simple lecture de l’article 194 du TFUE montre qu’au sein de l’UE il n’y a pas de neutralité technologique. Reformulant le paragraphe c), un objectif de l’UE aurait pu être de “promouvoir […] le développement des énergies bas carbone”. L’UE est totalement incohérente dans sa stratégie de décarbonation : le développement des énergies renouvelables est un objectif (chiffré, surveillé et contraint dans le cadre du règlement (UE) 2018/1999), le développement des productions bas-carbone n’en est pas un. Cette absence de neutralité technologique de l’UE ne peut que faire écho avec les débats sur la taxonomie européenne qui s’installent dans l’absurdité en mettant sur un pied d’égalité l’électricité nucléaire qui émet moins de 10gOC2eq/kWh avec le gaz qui est à près de 400 gCO2eq/kWh.
Promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques
Quand la construction européenne s’attèle à libéraliser le marché de l’électricité dans les années 1990, plusieurs angles d’attaques sont identifiés (nous l’abordions déjà dans le premier objectif “assurer le fonctionnement du marché de l’énergie” de l’article 194) : désintégration de la chaîne de valeur avec cloisonnement des activités de production, transport, distribution et fourniture ; abandon de la logique de service public pour une logique d’entreprise classique qui a pour objectif fondamental le profit ; mise en concurrence des producteurs à l’échelle européenne ; mise en concurrence des fournisseurs ; mise en place de normes et réglementations communes ; développement des échanges transfrontaliers ; développement des interconnexions. Dans son ouvrage intitulé “Les voleurs d’énergie Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole”, Aurélien Bernier explique simplement que chacune de ces mesures se succèdent face à l’insuffisance des précédentes pour établir une marché de l’énergie. Par exemple, la mise en concurrence des producteurs à l’échelle européenne permise par la directive 96/92/CE du parlement européen et du conseil du 19 décembre 1996 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité a été tout simplement insuffisante pour que les productions indépendantes d’EDF se développent en France. C’est dans cette perspective que sont pensés les échanges transfrontaliers et les interconnexions : si la concurrence est impossible directement sur le territoire alors il faut être en mesure de concurrencer EDF depuis l’extérieur ce qui implique l’augmentation des capacités de transits entre les États membres de l’UE. Nous avons vu précédemment que le règlement (UE) 2018/1999 fixait un objectif d’au moins 15 % d’interconnexion électrique pour 2030 à chaque État membre. En 2015, alors que le projet d’Union de l’énergie était impulsé par la Commission, l’objectif affiché était de 10%. Cet objectif d’interconnexion s’accroît logiquement avec l’intégration européenne dans le domaine de l’énergie (rappel : après le leurre de la sécurité d’approvisionnement, la deuxième dimension de l’Union de l’énergie est le marché intérieur de l’énergie). Outre la réalisation du marché de l’énergie, les interconnexion ont pour objectif est de rendre le réseau plus résilient grâce à une meilleure mise en commun des capacités de production. Malheureusement, il n’y a pas que des avantages à la réalisation des interconnexions. Les perturbations du réseau sont d’autant plus susceptibles de se propager. Or, dans un contexte où l’objectif est un développement massif des sources de productions intermittentes que sont l’éolien et le solaire ces perturbations vont être plus nombreuses et la capacité à les accommoder décroît au fur et à mesure que les capacités programmables sont également fermées. Si les capacités programmables en question sont des centrales à charbon ou à gaz, cela va dans le sens de la transition. Par contre, s’il s’agit de centrales nucléaires comme Fessenheim, c’est exactement l’inverse qui se produit : en plus d’une perte de production bas carbone c’est une composante de résilience du réseau qui est supprimée. Avec les incertitudes inhérentes au marché et aggravées par l’instabilité des décisions et cadres politiques, le financement des projets est renchérit. Se lancer dans un programme de construction de moyens de production bas-carbone sans soutien public devient “impossible”. La stratégie européenne d’interconnexion couplée au développement des ENR et la sorties du charbon (puis du gaz à terme) sans recours massif au nucléaire fait entrevoir des risques majeurs pour le système électrique.
Il faut avoir conscience du chaos que produit une situation de blackout (pour mieux appréhender les conséquences d’un effondrement de la production électrique, une lecture possible est le roman de René Barjavel intitulé Ravage).
Pour finir, il ne faut pas oublier les coûts que représentent les interconnexions électriques. En Allemagne où la production éolienne du Nord doit desservir l’industrie du Sud, les interconnexions ont été multipliées. Les coûts associés ont littéralement explosé. Les “autoroutes” de l’électricité Allemande pourraient se correspondre à une dépense de plus 100 milliards d’euros à l’horizon 2050 (déjà plus de 50 milliards d’euros en 2019). Avec un tel montant, il aurait été possible de construire près de 15 réacteurs EPR ce qui aurait permis de compenser la fermeture des centrales à charbon et à gaz, d’apporter de la flexibilité au réseau, d’augmenter massivement l’indépendance énergétique de l’UE (sachant que l’atome en est déjà la première source d’indépendance énergétique). Ce qui est dramatique dans cette obsession pour les interconnexions est que de part leur nature transfrontalière ils se positionnent comme des projets d’intérêts communs qui sont alors à financer par les États membres. En conservant son parc nucléaire, la France n’a pas besoin de ces projets. Ils représentent donc des coûts inutiles imposés par l’UE à la France.
L’interconnexion concerne non seulement le secteur électrique mais également gazier. Nord Stream 2 a été abordé dans l’analyse de la sécurité d’approvisionnement énergétique — nous n’allons pas plus loin ici.
le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs
Les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs visés au paragraphe 1 de l’article 14 du TFUE se confondent avec l’exercice du pouvoir politique en matière de politique énergétique. Le conseil et le parlement peuvent et doivent s’accorder sur des mesures qui seront alors déclinées au sein des États membres. Dans cette procédure, c’est la règle de l’unanimité qui prévaut. Fondamentalement, une action directe par l’article 194 du TFUE est peu probable. C’est à ce moment que l’intégration supplémentaire (travail réalisé dans l’ombre comme à l’accoutumée) via l’Union de l’énergie intervient en définissant un cadre où la Commission pilote directement les politiques énergétiques et climatiques des États membres.
Conclusion
L’UE est incapable de remettre en cause une modèle archi dépendant des énergies fossiles. Avec un mix énergétique à 73% constitué de pétrole, gaz et charbon, l’UE expose l’ensemble de ses États membres à des risques d’approvisionnements majeurs et ne lutte pas sérieusement contre le réchauffement climatique.
La mise en place du marché de l’énergie se traduit par la désintégration des acteurs historiques verticalement intégrés qui ont permis à la France une électricité des plus compétitives d’Europe.
Contrairement aux promesses, la concurrence n’a pas fait baisser les prix. Il a fallu augmenter les prix pour que vive la concurrence. Le bilan est une augmentation des prix pour le consommateur anciennement usager et citoyen en démocratie qui en paie le prix fort — les entreprises également.
Pour continuer à développer le marché de l’énergie, l’UE impose de développer les interconnexions réseau. Il s’agit d’investissements idéologiques inefficaces qui aggravent les risques de blackout dans un contexte où les énergies renouvelables sont développées massivement tandis que les capacités programmables sont fermées (sortir du charbon — et du gaz à terme — sans renouveau du nucléaire n’est pas crédible).
Le développement des ENR est un objectif de l’UE, le développement des moyens de production bas-carbone n’en est pas un. L’UE sous domination Allemande a renoncé à la neutralité technologique. A contrario, les Britanniques qui sont sortis de l’UE investissent massivement dans l’ensemble des technologies bas-carbone qu’elles soient ENR ou nucléaire. Il en résulte une transition énergétique qui avance contrairement à l’Allemagne où l’extravagance des dépenses ne fait qu’illustrer l’inefficacité de la stratégie. Avec Nord Stream 2, la dépendance au gaz qui a explosé dans les années précédentes va continuer à s’aggraver. C’est une fatalité dans la mesure où le nucléaire est exclu comme moyen de production programmable à la place du gaz et du charbon.
De fait, les idéologues antinucléaire et promoteurs du développement des ENR à tout va sont souvent (et inconsciemment) les meilleurs alliés des producteurs de gaz (n’ont ils pas remarqué qu’ENGIE pousse à fond pour le développement des ENR). Très satisfaits du cadre européens, ils tendent à oublier l’évidence que rappelle RTE dans son rapport récent sur les futurs énergétiques de la France : “Les scénarios à très hautes parts d’énergies renouvelables […] impliquent des paris technologiques lourds”.
Dépendance extrême au pétrole et au gaz, démantèlement d’un système historique efficace, concurrence généralisée, augmentation des prix, biais idéologiques, domination allemande, développement massif des énergies renouvelable, investissements inefficaces dans les interconnexions, augmentation des risques d’instabilité et de blackout etc.
La politique énergétique de l’Union européenne prépare une véritable tragédie énergétique.