Frexit et décroissance
« En première approximation, pour le Nord, on peut concevoir une politique de décroissance comme se donnant pour objectif de renverser le “ciseau” entre la production du bien-être et le PIB. Il s’agit de découpler ou de déconnecter l’amélioration de la situation des particuliers et l’élévation statistique de la production matérielle, autrement dit de faire décroître le “bien-avoir” statistique pour améliorer le bien-être vécu. Cela pourrait se réaliser de façon simple par l’application intégrale du principe “pollueur-payeur”. Toutefois, on arriverait probablement à un blocage du système. Car la croissance aujourd’hui n’est une affaire rentable qu’à la condition d’en faire porter le poids et le prix sur la nature, sur les générations futures, sur la santé des consommateurs et sur les conditions de travail des salariés. C’est pourquoi une rupture est nécessaire.
On peut synthétiser ce changement de cap dans un programme plus radical, plus systématique et plus en ambitieux en 8 “R” : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler. Ces huit objectifs interdépendants sont susceptibles d’enclencher un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable. On pourrait allonger encore la liste des “R” avec radicaliser, reconvertir, redéfinir, redimensionner, remodeler, repenser, etc. mais tous sont plus ou moins inclus dans les huit premiers. Certains ne manqueront pas de voir dans le recours systématique au préfixe “re” la marque d’une pensée réactionnaire ou de la volonté romantique ou nostalgique d’un retour au passé. Nous avons déjà consacré le chapitre 3 à débattre de cette objection et à la réfuter. Disons simplement que, mis à part, une légère coquetterie d’auteur dans cette façon de présenter les étapes sous le signe de la lettre “R”, les actions en cause participent tout autant de la révolution que du retour en arrière, du changement radical de direction et de l’innovation que de la répétition. Si réaction il y a, c’est face à la démesure, à l’hubris du système, qui se traduit chez Jean-Paul Besset par autant de “sur” que je verrais de “re” : “suractivité, surdéveloppement, surproduction, surabondance, surpompage, surpêche, surpâturage, surconsommation, surcirculation, surmédicalisation, surendettement, suréquipement …” »
Serge Latouche, Le pari de la décroissance, 2006
Qu’est-ce que la décroissance ?
Ces quelques lignes de Serge Latouche situent le concept de décroissance dans une analyse critique du système économique et social actuel qui reposerait sur un objectif inconditionnel de croissance du PIB et d’expansion de la production matérielle pour satisfaire une représentation erronée du bien être individuel réduit à une simple préoccupation de confort matériel.
Consumériste, productiviste, extractiviste, ultra-libérale, libre-échangiste, notre société accorderait une importance disproportionnée et finalement excessive à la croissance économique puisque celle-ci ne serait obtenue qu’au détriment de la nature, des générations futures, de la santé et des conditions de travail. Du point de vue de l’analyse décroissante, la croissance qui englobe ces différentes caractéristiques est une idéologie qui s’illustre notamment dans une confiance toute particulière dans le progrès technique qui permettrait des gains d’efficacité tels qu’il serait possible de continuer la croissance du PIB tout en évitant toute dégradation de l’environnement. Sur cette base, l’idéologie de la croissance justifie la continuité d’un système économique insoutenable. Justifiant donc les excès de notre société sans chercher à les remettre en cause, la croissance est une idéologie radicale. Une radicalité que l’on retrouve de fait dans la décroissance qui se définie par opposition.
L’idéologie de la décroissance dépasse le champ purement économique et s’intéresse à l’ensemble des aspects de l’existence. Face à l’extrémité des déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux il s’agit de « réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler » dans le but de construire une trajectoire positive pour l’avenir (« un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable »).
Sous forme de programme politique, la décroissance peut alors prendre plusieurs formes en fonction des sensibilités qui peuvent s’exprimer en face de 8 « R ». Une liste non exhaustive des dimensions que peut contenir un programme de décroissance est la suivante : écologie, durabilité, économie circulaire, partage équitable des ressources, rapport aux objets, justice sociale, répartition du temps de travail, sobriété, frugalité, utilité sociale de la production, coopération, proximité, mobilité douce, convivialité, pluralité, mise en commun, services publics, inclusion, plein emploi, gratuité, simplicité, monnaie locale, échanges non monétaires, don, etc.
Pour Jason Hickel, « La décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être de l’Homme. ». Pour Timothée Parrique, dont les propos sont rapportés par Bonpote, il s’agit d’ « un ralentissement et un rétrécissement de la vie économique au nom de la soutenabilité, de la justice sociale, et du bien-être. ». Au sein de la mouvance décroissance il n’y a pas de consensus sur les relations de causalité qui expliquent les déséquilibres actuels. Pour certains c’est la crise écologique, pour d’autres plutôt la crise sociale. L’anticapitalisme n’est pas systématiquement repris dans l’idéologie décroissante bien que Serge Latouche face référence à la rentabilité de l’économie et donc à la notion de profit fondamentale aux analyses de Karl Marx.
Toujours est-il qu’au sein de la mouvance décroissante les points de vue convergent sur la nécessité de rompre avec la logique actuelle de croissance pour la croissance, de consumérisme, de productivisme, d’extractivisme, d’exclusion sociale, de privatisation des services publics, de libre-échange…etc. autant de concepts qui sont inscrits dans le marbre des traités européens.
Union européenne et Décroissance
Un État membre de l’Union européenne souhaitant mener à bien une politique de décroissance devrait enfreindre les traités européens (Traité sur l’Union européenne = TUE, Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne = TFUE) et en particulier les composantes essentielles suivantes :
- l’article 3 du TUE qui fixe à l’Union un objectif de croissance économique (dans sa forme édulcorée de développement durable)
- l’article 4 du TFUE qui délègue à la commission européenne les pleins pouvoirs en matière d’union douanière, de concurrence, de politique commerciale commune, de politique monétaire et qui mène à la signature de traités de libre-échange antiécologiques et antidémocratiques
- l’article 32 du TFUE qui promeut l’intensification des flux et le libre-échange (« les échanges commerciaux entre les États membres et les pays tiers »), le productivisme (« développement rationnel de la production »), le consumérisme (« expansion de la consommation »), la concurrence dure (« accroître la force compétitive des entreprises »), l’extractivisme et le matérialisme (« nécessité d’approvisionnement de l’Union en matières première et demi-produits »)
- les articles 38 et 39 du TFUE qui étendent les logiques précédentes à l’agriculture et à l’élevage (« accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production »)
- l’article 63 du TFUE qui instaure l’évasion fiscale et écologique tuant dans l’œuf des projets crédibles de justice fiscale et sociale mais aussi écologiques en raison des délocalisations (« toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites »)
- l’article 106 du TFUE qui organise le démantèlement des services d’intérêt général que sont les services publics et l’article 107 qui restreint drastiquement les possibilités de subventions dans le cadre des règles de la concurrence
- l’article 121 du TFUE qui accorde à la Commission européenne les pleins pouvoirs pour fixer la politique économique d’austérité qui pénalise l’emploi et le bien-être social
- les articles 119 à 126 du TFUE qui instaurent une privatisation de la création monétaire, une politique monétaire austéritaire qui poursuit l’objectif de croissance économique
- les articles 11, 191, 192 et 193 dédiés à l’environnement mais qui écrasent les objectifs écologiques par les objectifs économiques
- l’article 194 du TFUE qui étend la logique marchande au secteur de l’énergie et ne remet pas en cause la domination des énergies fossiles puisque l’objectif est d’« assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique dans l’Union » plutôt que de promouvoir l’indépendance énergétique
Pour mener une politique de décroissance, l’État membre serait donc dans l’obligation de ne pas respecter les traités européens. Et dans ce cas, sauf à être dans l’illégalité permanente et à bafouer ses engagements vis-à-vis des ses partenaires, l’État membre n’aurait pas d’autre choix que de sortir des traités européens en invoquant l’article 50 du TUE qui stipule que « Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union. ».
Et si le plan était de mener une politique de décroissance à l’échelle de l’Union européenne (27 États membres) ? Il serait alors impératif de refondre les traités dans leur intégralité et donc d’obtenir l’unanimité des États membres et de leurs parlements. Dans ce scénario, la décroissance à l’échelle de l’Union européenne ne serait certainement pas obtenue avant que le climat ne se soit réchauffé de plus de 2 °C. Face à l’urgence sociale et environnementale, il semble de plus en plus évident que la stratégie de la rapidité et de l’exemple national dont le succès inspire est de loin préférable à la stratégie du consensus lent européen (et encore plus mondial) qui réduit à chaque instant les chances de succès et nous mène droit dans le mur.
Afin de se réaliser, la décroissance doit donc commencer par lever la contradiction d’une trajectoire de rupture qui s’opposerait fondamentalement aux traités européens mais qui n’en proposerait pas la sortie. Dans le cas de la France la sortie de l’Union européenne s’appelle le Frexit.
le Frexit Écologique et la décroissance
La France s’enlise dans une crise si grave qu’il ne faut plus attendre pour agir. Cette crise prend plusieurs formes : démocratique, économique, sociale, écologique, sanitaire dans la situation actuelle. C’est le point de départ du premier manifeste du Frexit Écologique. Beaucoup de ces maux découlent directement de principes qui sont inscrits dans les traités européens et imposés à la France de manière antidémocratique avec une part de connivence et de servitude volontaires de la part des représentants politiques français actuels de droite comme de gauche.
Face à cette situation grave, le constat du Frexit Écologique est qu’un changement de paradigme est nécessaire mais aussi, et c’est un point fondamental, que le changement de paradigme passe par une étape incontournable, celle du Frexit (une sortie/dépassement du cadre de réflexion dominant extrêmement limitatif pour faire émerger des nouvelles visions et solutions). Le Frexit n’est pas une condition suffisante mais une condition nécessaire. L’exemple de la décroissance illustre parfaitement ce propos : des propositions novatrices qui peuvent produire une trajectoire écologique et sociale positive sont inhibés voire rendues impossibles par les traités européens.
Comme la décroissance, le Frexit Écologique veut incarner la bascule qui permet à la société française de construire démocratiquement un nouveau paradigme et une trajectoire positive pour la population. La décroissance porteuse d’écologie doit nécessairement emprunter la case Frexit. Un Frexit Écologique est donc la meilleure chance pour la décroissance.
Références
[1] Le pari de la décroissance, Serge Latouche, 2006
[2] https://bonpote.com/decroissance-et-prejuges/
[3] https://www.partipourladecroissance.net/?page_id=5564
[4] Traité sur l’Union européenne : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:2bf140bf-a3f8-4ab2-b506-fd71826e6da6.0002.02/DOC_1&format=PDF
[5] Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b-4b75-aef7-c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF